Au village de Yiwu, près de Suining (Sichuan), naquit en 1969 le troisième rejeton d’une famille pauvre, dont le père de santé fragile ne pouvait cultiver qu’un lopin de deux « mu ». Enfin un garçon, après deux filles : on le nomma Chengzhou, ou « Réussit-tout ». Suite à quoi Feng Jiafen, sa mère lui céda tous ses caprices et se saigna aux 4 veines pour payer son école—seul enfant du foyer à avoir ce privilège.
À sept ans, Wang Chengzhou vit décéder son père, des suites de sa maladie : Feng se retrouva à 34 ans seule, avec ses cinq enfants à charge – en comptant les petits derniers…
Chengzhou vécut donc son adolescence en liberté sauvage, exempté des corvées du ménage que sa mère et ses sœurs faisaient à sa place. Passant bien trop de temps à traîner avec d’autres garnements, il ne brillait pas en classe : à 17 ans, il obtint son diplôme de fin d’étude « ric-rac », ce qui permit à Feng de lui obtenir un emploi à l’abattoir local.
C’était une tâche franchement désagréable : chaque matin tôt, il se retrouvait avec deux autres apprentis, avec 30 cochons à abattre. Heureusement de temps à autres, il pouvait s’en dispenser pour accompagner le camionneur à Chengdu, en livraison des carcasses: en faisant vite, il leur restait une ou deux heu-res pour s’amuser en ville, avant de rejoindre l’abattoir à la nuit, et remettre au chef qui attendait l’argent de la livraison.
Bientôt, Chengzhou en eut assez. Assommer, égorger les bêtes ne lui faisait ni chaud ni froid, mais il ne supportait plus l’odeur douçâtre, répugnante du sang. Un soir, de retour de Chengdu, il rendit au patron une enveloppe qu’il venait d’amputer de 100¥. Démasqué, il fut congédié, quoique jurant de son innocence, et gardant l’argent. C’était fait exprès : il avait assez à présent, pour prendre le bus pour la côte, Shanghai, goûter les lumières de la ville, son rêve de toujours.
Sur place dans la « tête du dragon », il décrocha d’abord un job de docker. Puis un autre, sur un chantier, monteur de poutrelles dans les tours en construction. La paie qui était bonne, lui faisait supporter en silence les insultes et lazzis du contremaître méchant et hautain.
Il resta 6 mois, le temps de prendre ses marques. Parfois, il voyait débouler le client, venu inspecter son bâtiment sortant de terre : pas sot, il trouvait toujours l’occasion de bavarder avec lui, de l’intéresser par son bagout culotté, comme s’il avait des années de métier.
En 1988, il recruta quelques copains au village, leur promettant un petit salaire. Il commença à décrocher des chantiers à son compte. A Yiwu, il faisait la fierté de sa mère.
Chaque année, Chengzhou lui ramenait une promise – mais jamais la même – et pour cause : chaque fois que la fille lui parlait de mariage, il faisait la sourde oreille, finissant assez rapidement par lui faire perdre tout espoir : elle partait… En 1996, à Chongqing, Lihua, petite ouvrière aux traits de musaraigne, s’accrocha en dépit de tout. C’aurait pu être pour Chengzhou sa chance de passer sa gour-me, de trouver l’amour éternel « stable comme la mer, ferme comme la montagne » (海誓山盟, hǎi shì shān méng). D’autant qu’en 1999, pour ses 30 ans, elle lui donna une fillette qui devint instantanément le soleil de sa vie, lui insufflant une bouffée de reconnaissance envers Lihua. Seulement voilà, il restait congénitalement immature. En 2002, de retour au village chez sa mère avec la petite de 3 ans, il l’oublia s’amusant seule près de la mare aux canards—pour la retrouver noyée une heure plus tard…
Son monde alors s’écroula, et sa concubine perdit alors à ses yeux. Prudente, elle se gardait de lui faire des reproches, s’efforçant même de ne pleurer qu’à la dérobée. Mais bientôt, il ne supporta plus ce regard lourd de tristesse : il plaqua tout, sa femme, sa PME, pour aller diriger un chantier à Xi’an (Shaanxi). Pour affronter ses nuits blanches et amères, il buvait des bières, du baijiu, des années durant…
Ce qui devait arriver, arriva : en 2008, Chengzhou entre deux vins chuta d’un échafaudage, se brisant la cuisse. Etant inapte pour le service, il fut congédié, c’était la règle—même si son patron, bon prince, paya l’hôpital avec en sus, 50.000¥ de compensation. Il retourna donc chez Feng Jiafen, pour une convalescence sans s’arracher à son vice éthylique. Un soir, sa mère le retrouva ivre mort dans la rue et dut demander à un voisin de le charger sur son tricycle. Le lendemain, elle sermonna son fils : « tu as 40 ans—reprends-toi en main, vite ! » Il la rassura d’un bobard: «t’inquiète, j’ai une piste – dans le Yunnan » !
Le lendemain, baluchon à l’épau-le, il prenait le train non pour le Yunnan (où aucune offre ne l’attendait bien sûr—il n’avait menti que pour sauver la face) mais pour Chongqing, la métropole tentaculaire où il avait plus de chances de trouver du travail, malgré son aspect minable et l’absence de recommandation. Mais il ne mit pas les meilleures chances de son côté, en passant sa journée sur la rive du Yangtzé à siroter sa bouteille de bai-jiu, au lieu de chercher du boulot…
Le soir venu, le cerveau embrumé, il titubait sous la bruine. Il fallait s’abriter, passer la nuit au sec, mais il n’avait pas un sou vaillant… C’est alors que sous un échangeur enjambant le fleuve, il découvrit des marches descendant vers l’eau et dans la falaise de glai-se, un genre de terrasse vaguement meublé—un lit, des planches, une table de rebut : ce serait son domicile, désormais !
1 Commentaire
severy
15 mars 2018 à 14:31Et une fois de plus, on reste la langue rapeuse, sèche et collée à l’écran de l’ordinateur, comme le caméléon pathétique dont la fronde buccale adhère pitoyablement à un lampadaire givré, attendant consterné et impatient la suite de l’histoire contée de stylo de maître par notre Victor Hugo de la vita gentis sinensis. Ah! Cagliostro de la littérature populaire, tu nous tiens!