Blog : Reconnaître ses erreurs, ou affirmer sa puissance ? 

Reconnaître ses erreurs, ou affirmer sa puissance ? 

Quand le Kuomintang (ou KMT, 国民堂) parti nationaliste, reprit la souveraineté sur Taiwan en 1945, suite à la reddition du Japon, il connut vite des soulèvements, qu’il mata chaque fois par la force. Il lui fallait imposer son ordre continental à une population habituée depuis 1895 à vivre sous la loi nippone. Puis, à la révolution de 1949, le KMT imposa la loi martiale – elle devait durer jusqu’en 1987. Parmi ces événements tragiques, compte l’« incident 228 » du 28 février 1947 ayant causé la mort de plus de 20.000 personnes.

Or, plus de 70 ans après, le gouvernement taïwanais vient de procéder à une première historique en Asie. Le 9 décembre 2018, 70ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, lors d’une cérémonie au mémorial de Jingmei dans le nouveau Taipei (New Taipei City), le vice-Président Chen Chienjen (membre du DPP, 民进党, le parti actuellement au pouvoir) signifia que présenter des excuses, fussent-elles officielles, ne suffisait pas.

Ainsi, au nom de la République de Chine, étaient formellement révoqués les verdicts de culpabilité condamnant 1 505 personnes à l’issue de procès injustes et arbitraires, à l’époque de la terreur blanche.

À cette séance de réhabilitation publique, bien peu des victimes de l’époque étaient présentes : un grand nombre d’entre elles avait été condamnées à mort et exécutées, et d’autres étaient décédées entretemps.

L’événement constituait un des premiers fruits des travaux de la Commission de justice transitionnelle, depuis décembre 2017, date de la promulgation par ses soins d’une loi du même nom. En instituant cette Commission de justice transitionnelle, le gouvernement de l’île a fait le choix de se confronter à ses erreurs du passé, en public et au plan légal. L’impact sera d’effacer pour les générations futures la responsabilité de cette phase de violence, tout en se donnant le droit de pouvoir désormais observer sa propre histoire, sans devoir plus redouter les spectres du passé ni de l’avenir.

De l’autre côté de l’isthme par comparaison, la République Populaire de Chine, pour oublier les crimes du Japon pendant la guerre coloniale, maintient ses exigences : que le Japon admette ses fautes sans échappatoire et demande pardon. Toutefois, la Chine ne parvient pas à s’imposer les mêmes règles pour ses propres dérèglements de l’ère de Mao. Grand Bond en Avant, Révolution Culturelle notamment, la Chine reste muette sur les dizaines de millions de morts que causèrent notoirement ces époques sombres.

Justement, un film vient d’être rayé de la compétition du festival de Berlin  : « One second » (cf photo), de Zhang Yimou, dont l’intrigue se passe durant la Révolution culturelle, époque sur laquelle Pékin n’est pas encore prête à se pencher, encore moins à présenter à l’étranger. Mais cette mise à l’index n’a pas été bien vécue : 160 millions d’internautes ont lu et se sont partagé la nouvelle…

En filigrane entre ces petits faits, on croit deviner un lien organique entre le degré de liberté dont peut jouir une société, et sa capacité, au niveau de ses dirigeants, à poser un regard sur son passé. Vouloir maintenir un pouvoir fort, rend plus difficile la reconnaissance de ses faiblesses : imposer à l’opinion une image de pouvoir infaillible, prive ce pouvoir de l’option de tolérer les voix discordantes.

Pour poursuivre cette réflexion, on a récemment vu à la télévision chinoise l’introduction d’un quota des séries télévisées ayant pour thème la dynastie Qing, telle « Story of Yanxi Palace » (cf photo).  Ces séries qui jouissent pourtant d’une forte popularité en Chine, à Hong Kong ou Taiwan. Le 25 janvier sur Weibo, Beijing Daily justifiait cette limitation par « cinq impacts négatifs » de ces séries sur le public chinois. Elles « exacerbaient l’admiration pour un style de la vie de palais, mettaient l’accent sur les intrigues de pouvoir, et éclipsaient la gloire des leaders contemporains en valorisant à l’excès les portraits des hauts fonctionnaires sous les Qing ». Ces séries encourageaient aussi l’hédonisme tout en décourageant la frugalité, incitaient à la course au consumérisme, et « négligeaient les valeurs de la société spirituelle socialiste ». On voit peut-être là la motivation ultime de cette censure : elle explicite un besoin du leadership de propager l’image d’un passé mythique au pouvoir monolithique, sans rupture au fil des siècles. Elle exprime aussi, au final, un besoin de retoucher le passé, comme une photo aux temps staliniens, où l’on supprimait un personnage disgracié.

Au XVII siècle, Blaise Pascal expliquait que pour s’exercer sans frein, le pouvoir devait masquer la violence de ses origines—au risque de se voir condamné à reproduire éternellement cette même violence dans le présent. La censure futile des séries-TV Qing révèle quelque chose sur le rapport du pouvoir à son passé : ce qu’il veut, est donner au public l’impression d’un pouvoir infaillible et mécanique, aussi constant que les lois de la physique. Pour y parvenir, il doit gommer toute suggestion que le pouvoir pourrait aussi être affaire de luttes et de conflits, de désirs et débordements humains : de faiblesses trop humaines, ne pouvant conduire qu’à l’erreur et à la tragédie !

Par Jean-Yves Heurtebise

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