Blog : En Chine, le crédit social » sanctuarise la domination de classe

Le 10 décembre, la première page du Shanghai Daily était consacrée à la mission chinoise sur la face cachée de la lune – ainsi  qu’à la condamnation de la « vile » arrestation de la directrice financière de Huawei, Meng Wanzhou, par les autorités canadiennes.

Mais un article de quelques lignes pouvait attirer l’attention quand, au même moment en France, les « gilets jaunes » prenaient la rue pour (entre autres) la défense de leur pouvoir d’achat et laisser entendre la voix de ceux qui s’estimaient, à tort ou à raison, laissés-pour-compte.

Dans cet articulet au titre explicite « Good bill payers to get free art », le journaliste Hu Min annonçait la bonne nouvelle pour tous les résidents de Shanghai ayant entre 300 et 1000 points de « crédit social ». Cette somme de 300 à 1000 points de crédit social est celle reçue (précisait l’article) par toutes les personnes qui n’ont jamais eu de défaut de paiement par téléphone ou carte de crédit, qui ont travaillé pendant 10 ans de façon continue, qui ont payé leur sécurité sociale pendant 6 ans, ou qui ont servi comme volontaire pour le gouvernement et autres services publics. Aux méritants et valeureux détenteurs desdits crédits sociaux, la municipalité avait préparé le bon point suivant : la gratuité dans 12 musées d’art de la ville – dont le musée de l’Art chinois et le musée national d’art de Shanghai.

En 1970, avec La Reproduction, les sociologues Bourdieu et Passeron analysaient les mécanismes de domination liés non pas seulement à la différence de classe (économique) mais de « caste » (culturelle). Le capital culturel des « élites » renforce leur domination économique en en donnant une justification morale et symbolique. Pour tenter de dissocier l’accumulation du capital économique de la constitution du capital culturel, les différents gouvernements en France n’ont eu de cesse de mettre en œuvre des politiques permettant la participation du plus grand nombre aux événements et biens culturels.

Cette annonce shanghaïenne est révélatrice de la manière dont le système de crédit social permet aux autorités de récompenser les bien payants en leur offrant gratuitement, et en récompense, les clefs symboliques de la domination culturelle. En alignant le capital culturel sur le capital économique, le crédit social constitue pour les plus démunis une forme de double peine : l’exclusion des moyens économique de financement (un faible crédit social pouvant compromettre l’obtention de prêts et certaines réservations pour le train ou les hôtels) devenant la raison et la cause d’un accès plus difficile aux moyens culturels et artistiques de connaissance de soi et de reconnaissance par l’autre.

Dans ce contexte, la manière dont la « révolte » des « Gilets Jaunes » a reçu en Chine une large couverture médiatique pourrait sembler paradoxale. Pourquoi, dans un Etat hyper-sécuritaire comme la République Populaire de Chine aujourd’hui, diffuser, sur les chaines publiques d’information en continu comme CCTV, ces images de mouvement social en France, parfois entrecoupées d’images d’archive de mai 68 ? N’est-il pas dangereux de montrer des images de séditions ? En réalité, les images montrées, centrées surtout sur les scènes d’affrontements avec la police, ont pour but d’alimenter le contre-discours anti-libéral chinois : il s’agit de montrer combien la démocratie est inefficace et chaotique. Sans doute les Français habitant en Chine reconnaîtront la situation dont nous parlons : leurs interlocuteurs chinois leur demandant, sincèrement étonnés ou bien subtilement goguenards, leur opinion sur le sujet, les invitant à confesser leur lassitude sur des mouvements sociaux si typiquement français, y opposant l’ordre et la stabilité du pays où, comme le disait un responsable d’un petit district des environs de Shanghai, « un mouvement comme les gilets jaunes ne se produirait jamais ».

Comment répondre ? Quand quelques milliers de personnes manifestent pour demander la démission d’un Président élu il y a un an par la majorité de la population, est-ce un signe de la faiblesse ou de la vitalité de notre démocratie ? Faut-il le regretter et le déplorer comme un manque d’ordre, social ou moral ? Il est vrai que si le système du crédit social permettant le contrôle continu et le suivi en direct des transactions économiques de la plupart des habitants avait été appliqué en France comme il le devient en Chine, ceux qui souhaitaient monter à la capitale pour manifester n’auraient pu le faire puisque leur critique du Président sur les réseaux sociaux aurait rendu leur achat de billets quasi-impossible.

Ce qui frappe dans cette révolte, c’est comment le politique est devenu la victime expiatrice des fautes du capital, comment l’homme politique est devenu, dans un monde où les équilibres financiers ne sont plus du seul ressort des Etats-Nations, le bouc émissaire idéal. A l’inverse, il y a sans doute dans la fascination de certains occidentaux pour la Chine de Xi Jinping, cette nostalgie de l’homme fort et de l’Etat tout puissant en capacité (supposée) de contrôler sur son territoire l’ensemble des destinées humaines et sociales.

Entre la défense nihiliste de nos droits par l’émeute ou la casse en France et l’ingénierie sociale du consensus dont témoigne le crédit social en Chine, il est urgent de trouver une troisième voie. En réalité, celle-ci est déjà trouvée mais il nous faut apprendre à y croire à nouveau : c’est celle de la démocratie qui fait que le peuple a le droit à la parole et que le pouvoir a le devoir de laisser parler et d’écouter. Même si les réponses ne semblent pas satisfaisantes, la démocratie elle-même demande de s’y résoudre car elle suppose à la fois que le pouvoir auto-régule son usage de la force mais aussi que le peuple auto-régule les désirs issus de son sentiment perpétuel d’injustice et d’insatisfaction.

Par Jean-Yves Heurtebise

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3 Commentaires
  1. Istana Hutan

    Très intéressant parallèle avec La Reproduction de Bourdieu et Passeron.
    « ingénierie sociale du consensus » une belle formule pour décrire l’harmonie hight-tech supposément produite par ce crédit social Orwellien. Vite, une troisième voie !

  2. lili.huang@cooperl.com

    Oui, analyse tres interessante et tres juste, la comparaison avec le modele francais un peu « foutoir » et le modele chinois si ordonne

  3. Nushi

    Il doit être difficile de toujours se taire, je suppose la pauvreté millénaire du peuple chinois qui s’améliore doucement doit y être pour quelque chose, quand notre vie va mieux pourquoi se battre ? Je suis allée en Chine pour la première fois en 1986 et plusieurs fois par la suite et toujours je reviens avec des images de sourires et de rires de leur part… Salut les Chinois !

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