Petit Peuple : Shanghai – Qi Ersheng réinvente la vie (2ème Partie)

Professeur de maths à Shanghai, Qi Ersheng est  accro du voyage, qu’elle pratique gratuitement comme accompagnatrice de ses classes. Mais que faire, quand sonne l’heure de la pension ?

Heureusement en l’an 2000, la chance cogna à sa porte, sous la forme d’un bel appartement que lui octroya son lycée à quelques mois de la retraite, en récompense de ses 30 années de loyaux service. Pouvant louer l’ancien, Qi Ersheng disposait alors d’un complément de revenu fiable, qui était complété par les cours particuliers que lui envoyaient ses ex-collègues. Bientôt, elle put envisager de financer la reprise de ses explorations du monde, plus loin et plus longtemps que ne lui avait permis jusqu’à présent ses voyages scolaires ! 

Sur internet, elle dénicha un vol inaugural d’Air China, Shanghai-San Diego, à prix d’appel le temps de se constituer une clientèle. Le visa ne posa nul problème, s’agissant d’une retraitée solitaire (ne risquant pas d’ exiger sur place la venue d’autres Chinois au titre du rassemblement familial). Jubilant de son audace, elle réserva le billet « open » sans date de retour. Une fois atterrie, elle devint habituée des bus Greyhound pour sillonner la côte Ouest, puis les USA en tous sens. Le soir venu, soucieuse d’éviter les hôtels prétentieux et la morosité des motels, elle descendait en auberge de jeunesse – son choix instinctif pour épargner ses sous tout en retrouvant au réfectoire la tranche d’âge de ses élèves. Elle traversa les bourgades minières ruinées des Rocheuses, visita les paroisses assoupies de la Prairie du nord, les ranchs poussiéreux de l’Ohio et ceux verdoyants de l’Oregon. A l’hiver 2001, elle retourna à Shanghai, bourse plate et épuisée, mais triomphante et prête à repartir—le voyage était devenu sa drogue de vie !

En fait, cette bougeotte était pour Qi Ersheng sa meilleure réponse à la question qui la minait au fil de de son troisième âge : qu’avait-elle fait de sa vie, de ces trente ans au service du peuple ? Que léguait-elle à ses élèves, ses voisins, sa famille lointaine ? Elle craignait d’avoir trop cédé au qu’en dira-t-on, et de s’être laissée déposséder par le système ambiant, de sa générosité, de toutes ses forces créatrices.

Durant ses nuits blanches, elle se surprenait à tenter de compter les jeunes à qui elle avait fait passer le gaokao (le bac)… les amis proches qu’elle avait aidés pendant sa vie… Mais l’effort était vain : sa réalité était qu’elle avait perdu sa vie en carrière conformiste, sans oser s’habiller à sa guise,  sans faire les cours qu’elle aurait voulu, dire à ses proches ce qu’elle pensait, sans rien faire pour s’arracher  à une banalité quotidienne qu’elle n’avait pas osé contester. Et à présent, elle explosait. Ce qu’elle voulait désormais, c’était rattraper sa jeunesse perdue en chimères révolutionnaires. En révolte tranquille, Qi Ersheng croyait avoir payé sa dette envers sa société : le reste de son temps à vivre lui appartenait. Au nom de cette liberté, elle était prête à jouer à la vieille dame indigne !

À 60 ans, à l’âge où toute femme chinoise est censée poser les valises, elle se mit à prendre l’avion 3 ou 4 fois l’an. Et peu importait si c’était pour l’Australie, l’Océanie ou l’Afrique de l’Est. Elle préférait les destinations choisies au dernier moment au gré des meilleures offres. Elle voyageait léger, quitte à compléter son bagage à l’arrivée. Bientôt son anglais s’améliora, lui permettant de vivre à part entière dans les mondes qu’elle traversait.

Dans les Highlands d’Ecosse, elle but des pintes et chanta avec des hommes en kilt. En Bavière, elle enseigna le chinois en cours d’été, et fut volontaire en Autriche voisine, sur un chantier de réhabilitation d’une abbaye du XVI. Siècle. En Suède, elle passa des jours à bord d’un chalutier, à vider et saler le maquereau, vêtue d’une combinaison de caoutchouc jaune…

Chaque jour avec son portable, elle tenait son blog qu’elle postait sur un site hébergeur : au bout de quelques mois, avec ses destinations chatoyantes aux décors toujours changeants, elle vit le nombre de ses suiveurs monter en flèche, lui assurant un revenu non négligeable. En 2015, arrivant au bout de ses économies, elle se mit à l’auto stop, en tandem avec les garçons et filles qu’elle rencontrait sac à dos : le soir venu, ils partageaient une chambre chez l’habitant.

C’est ainsi que Qi Ersheng fit un tabac sur internet en 2018, à 73 ans mais voyageant comme une jeunette et surtout, se racontant et dévoilant d’une manière terriblement transparente. Dès le 15 mars, son blog totalisait 11 millions de clics, un des plus hauts scores du pays. Une des raisons est son parti-pris revendiqué de plaisir, de rencontres, d’absence de jugement moral. Par son parler vrai, Qi Ersheng s’oppose à la morale qui voudrait la voir retirée chez elle, préparant sa concession au cimetière et accessoirement, s’occupant de petits-enfants. Mais loin d’attendre la mort en sage désillusion, elle n’y croit tout simplement plus et ébroue joyeusement toutes les conventions !

D’innombrables internautes s’en offusquent, la traitant de vieille folle. Mais un nombre plus grand encore, sans l’avouer, approuvent en silence son courage d’oser la joie. Toujours plus de jeunes gens la prennent en exemple : « pourquoi la société, les parents nous stressent », soupire cette étudiante, « pour qu’on se marie et qu’on fasse des enfants ? J’espère seulement, à son âge, avoir évolué pour être une Qi Ersheng,  ». Tous s’émerveillent de son énergie vitale, de sa capacité à susciter la vie par son exemple en ses voyages. Pour désigner un  don aussi improbable, la Chine a forgé un proverbe sibyllin : « l’arbre sec rencontre le printemps » (枯木逢春, kū mù féng chūn).

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1 Commentaire
  1. severy

    Une perle de plus, mon cher Éric.
    Toutes mes félicitations. Comme c’est bien écrit.

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