Le Vent de la Chine Numéro 40 (2018)
2018 a apporté au Président Xi Jinping une série de succès indéniables : l’arrêt de la fuite des capitaux, un début de réforme financière, la baisse des industries du charbon, l’avancée des énergies renouvelables et de l’automobile électrique, secteurs où la Chine s’impose en n°1 mondial. Par ses investissements sociaux, Xi espère aussi éradiquer la pauvreté d’ici 2020, et la stabilité a été maintenue sans attentat notable. Mais ces avancées se sont payées par un renforcement sans précédent de l’autoritarisme. Beaucoup de banlieues ont été rasées, délogeant leurs habitants migrants. Un million de Ouighours ont été mis en camps en un projet, dénoncé en Occident, de contenir le séparatisme. Des millions d’emplois ont disparu dans le secteur privé, discriminé par les banques sous prétexte de lutte pour l’environnement ou contre les surcapacités. Tout ceci a affaibli l’adhésion de la rue à l’action du pouvoir. Hier soutenue en haut lieu, une tendance néo-gauchiste a été démantelée pour avoir critiqué le Parti. Dès mars, le malaise était sensible au faîte de l’appareil, suite au 3ème Plenum en février, avant la session de l’Assemblée Nationale Populaire et non en octobre comme d’ordinaire : il préparait le vote d’un amendement à la Constitution pour supprimer la limite au mandat présidentiel.
A l’international aussi, l’image de la nation a été écornée à l’étranger par des choix stratégiques des années précédentes. L’occupation et la militarisation d’atolls en mer de Chine du Sud a poussé l’Asie du Sud-Est a accélérer son réarmement, sans aucun profit visible à la Chine pour l’instant. Depuis lors, des pays de la zone renforcent leurs alliances, tel le Vietnam avec Japon, Inde et Indonésie. Aussi, le plan « Made in China 2025 » inquiète : Union Européenne, Japon et USA érigent leurs murs réglementaires contre les rachats chinois de groupes leaders en semi-conducteurs, nanotechnologie et autre technologies de pointe. Ce plan a aussi déclenché le bras de fer commercial avec les USA, conflit qui, s’il se prolongeait en 2019, détruirait 2 à 3 millions d’emplois selon un bureau d’analyse macroéconomique.
On voit donc une Chine à la croisée des chemins. Elle tente déjà de rassurer son secteur privé qu’elle ne souhaite pas (ou plus) son passage sous domaine public. Liu He le négociateur chinois promet à ses homologues R. Lighthizer et S. Mnuchin 1200 milliards de $ d’importations sous 5 ans, et une taxation de l’auto américaine lissée de 40% à 15%. Surtout Liu propose d’affiner le « Made in China 2025 », dans un style plus acceptable et équitable. Le 6 décembre, un « groupe national directeur restreint des sciences, technologies et de l’éducation » siégeait pour préparer les indispensables concessions. C’est pour le Parti l’heure d’un choix fondamental : face au monde, comme face au pays, veut-il dominer ou bien partager ?
A ce sujet, circule une rumeur encourageante. Ces 18-22 décembre marquent le 40ème anniversaire du 3ème Plenum du 11ème Congrès de 1978, celui qui avait lancé la Chine dans la politique de réforme et d’ouverture. Or, Xi Jinping aurait choisi ce moment chargé de symboles, pour tenir la Conférence annuelle centrale économique, et s’apprêterait à y faire des annonces historiques sur le rapport entre Parti, nation et monde. Dans la presse, ces mystérieuses propositions sont déjà prédites comme un nouveau départ, capables de refonder le régime tout en offrant un décisif ballon d’oxygène de relance. Ceci dit, il serait imprudent de s’enthousiasmer d’avance : de tels bruits circulaient déjà mi-novembre, et ont fait long feu. Mais aujourd’hui sous de multiples blocages, la Chine est dos au mur : ceci conforte l’impression d’une fenêtre de tir, en cet anniversaire critique de la réforme, « quarantième rugissant ». Tel le cap de Bonne-Espérance aux marins, il promet tempêtes, creux et vagues, mais aussi la relance d’une économie en danger de panne, faute de vent—de soutien de l’opinion.
Dans les heures suivant la libération sous caution de Meng Wanzhou à Vancouver (12 décembre), deux arrestations de ressortissants canadiens intervenaient en Chine, suivant la loi du Talion : celle de Michael Kovrig, ex–diplomate, suivie le lendemain de celle de Michael Spavor, homme d’affaires. Ce faisant, Pékin dénonçait à sa manière l’interpellation de Meng, directrice financière du groupe Huawei et futur PDG pressenti. Suite à un mandat d’arrêt des Etats-Unis, Meng avait été arrêtée le 1er décembre à Vancouver, en transit vers le Mexique. Depuis l’émission du mandat, elle évitait de fouler le sol américain, tentant d’échapper à l’arrestation.
Cependant, le jour de son interpellation coïncidait avec la rencontre entre Xi Jinping et D. Trump qui s’étaient donnés 90 jours pour régler leur litige commercial. Pékin l’interprétait comme un double jeu des USA, avec le soutien tacite du Canada.
Sur le fond, pourquoi cette colère du gouvernement chinois dénonçant de « graves atteintes aux droits humains de la victime »? On peut distinguer deux raisons :
– n°1 chinois équipementier des télécoms (92 milliards de $ de chiffre d’affaires en 2017), Huawei est un fleuron du projet Made in China 2025, et une des meilleures chances du pays pour s’imposer sur le marché d’avenir de l’équipement internet, devant les majors mondiaux traditionnels. Sous cette perspective, l’arrestation de Meng peut être vue comme élément d’une stratégie pour bloquer l’avancée chinoise, sous des prétextes divers, tel le viol par une filiale de Huawei d’un embargo de vente à l’Iran entre 2009 et 2014.
– la seconde raison peut être presque encore plus forte. Une règle immuable de la nomenklatura, est de protéger ses enfants. Or Meng, fille de l’ancien haut cadre militaire Ren Zhengfei, appartient à ce club très fermé de l’aristocratie rouge, lequel, attaqué, se défend par esprit de corps.
La remise en liberté de Meng contre 7,5 millions de $ de caution, va permettre de réduire les tensions. Les 16 conditions qui lui sont imposées rendent impossible toute évasion, dont un bracelet électronique, l’assignation à résidence en sa villa cossue de Vancouver, le couvre-feu de 23h à 6h, obéir à ses agents de sécurité privés, et rendre ses sept passeports.
Mais l’an prochain, la tension remontera, lors du verdict sur l’extradition réclamée par les USA. Même si celle-ci était accordée, elle pourrait mettre des années à être exécutée. Le précédent de Lai Chanxing reste très présent dans les esprits. Cet homme d’affaires-escroc des années 90 qui importait pour ses clients chinois des masses phénoménales de produits hors taxes, privant le fisc de 7 milliards de $ de recettes. Réfugié au Canada (à Vancouver), il avait été extradé au bout de 10 ans de procédures, la justice canadienne étant proverbialement soucieuse des droits de l’Homme.
En principe, Ottawa acquiesce à presque toutes les demandes d’extradition de Washington. Mais les choses devraient aller autrement, vu la puissance de rétorsion de la Chine. Trump d’ailleurs (renforçant ainsi la thèse d’une arrestation de Meng pour servir d’« otage »), suggère qu’il pourrait « intervenir » sur l’affaire Meng (par exemple en levant le mandat d’arrêt) s’il obtenait satisfaction de Pékin sur ses demandes commerciales.
Que pense l’opinion chinoise de l’incident ? De manière prévisible, pour la plupart des citoyens, alignés sur leur gouvernement et dénonçant la tentative de rogner les ailes à Huawei, la colère gronde.
Le sort de M. Kovrig et de M. Spavor par contre, fait froncer des sourcils, côté USA et Europe : la Chine n’a pas donné d’explication à sa détention. Elle va devoir clarifier sa position, sous pression diplomatique. D’autres récents cas d’étrangers arrêtés en Chine, sont ceux de Peter Humphrey, consultant anglais pour le groupe anglais pharmaceutique GSK et son épouse en 2013, de Kevin and Julia Garratt, couple de missionnaires canadiens en 2014, ou encore de Peter Dahlin, un membre suédois d’une ONG en 2016.
Cette crise « judiciaire » pour l’instant, ne semble pas avoir d’influence sur la trêve sino-américaine, et les négociations commerciales ont repris.
Pour autant, les démêlés de Huawei avec l’Amérique sont loin d’être terminés, sous l’imputation de livraisons d’équipements en Iran. ZTE, n°2 du secteur, avait écopé en mai de 1,3 milliard de $ d’amende et d’une surveillance très stricte de son management par l’administration américaine. C’était la condition pour recouvrer son accès au marché américain pour ses produits, et aux fournisseurs américains. Une épée de Damoclès est donc suspendue au-dessus de la tête de Huawei.
Le groupe est également soupçonné de transmettre via ses appareils, les secrets des utilisateurs aux services secrets chinois. Pour ces raisons, sous la pression de la Maison Blanche, AT&T et Verizon, les deux opérateurs américains de téléphonie mobile, ont cessé de distribuer ses produits, et quatre des cinq Etats membres de l’alliance sécuritaire « Five Eyes » leur ont emboîté le pas, bannissant Huawei de leurs réseaux 5G. Outre les USA, Nouvelle-Zélande, Australie, Royaume-Uni, le Japon vient de lui fermer la porte, et bien d’autres envisagent d’en faire autant.
Face à cette levée de boucliers, Huawei tente de faire bonne figure. A la demande des autorités anglaises de la cybersécurité, le groupe de Shenzhen a annoncé un plan de 2 milliards de $ pour faire évoluer sa technologie et démontrer son innocence. Il faudra bien cela, pour que ce géant chinois reste dans la course mondiale, et parvienne à dissiper la menace d’enclavement dans son propre marché intérieur.
Par Liu Zhifan
Pas à pas, la bourse chinoise s’ouvre aux valeurs étrangères. BNP Paribas devient « chef de file » pour l’émission d’obligations « pandas », émises en Chine en ¥ par des clients étrangers. Depuis 2016, seules HSBC et Standard Chartered avaient ce privilège. Les obligations « pandas » sont encore peu de chose, n’ayant attiré que 9,4 milliards de yuans d’épargne, pour le compte de la Hongrie, de la Colombie Britannique (Canada), des Philippines, de la banque Maybank (Malaisie). L’intérêt pour ces clients, est un crédit moins cher et à plus long terme. Pour la Chine, il est un renforcement du rôle du yuan comme devise.
En effet, Pékin commence à souffrir du verrouillage de son yuan. Il l’a protégé des décennies de la spéculation étrangère, mais il le tient en dépendance du dollar, sous lequel ses exportations sont libellées. Or, dans son bras de fer avec Trump, cela rend la Chine vulnérable – la Banque fédérale revendique un droit de regard sur ce commerce extérieur chinois. Pire, ses projets BRI (Initiative Ceinture et Route) tombent aussi dans le collimateur américain ! Seule manière de s’en affranchir : faire du yuan une devise, mais de ce fait, laisser les banques étrangères travailler en yuan. D’où ces licences que la Chine commence à délivrer. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres : chacune de ces licences accordées, « génériques », exige de multiples d’autres, « sectorielles », et pour le titulaire, des années d’attente avant d’espérer en tirer profit.
Autre sujet, la Chine réforme son système de surveillance des fusions de groupes chinois ou étrangers, en Chine ou dans le monde. Une loi à l’étude servira de cadre à l’Administration de réglementation des marchés (SAMR), qui succède dans la mission antitrust à trois organes publics (NDRC, SAIC, Ministère du Commerce). Le cadre précédent permettait aux groupes de contourner la loi, et à l’Etat de favoriser le secteur public sur le privé ou l’étranger. Désormais, toute fusion ou entente devra passer par un crible en 18 points de la SAMR, pour vérifier qu’elle ne fausse pas la concurrence. Selon Mondaq, l’agence juridique américaine, la surveillance des fusions est plus axée sur l’autodiscipline des groupes que sur un cadre structurel. En cas de redressement, le groupe fusionné est supposé réagir sur 5 à 10 ans, par des programmes de formation interne et des déclarations de bilan : un processus pouvant atteindre un coût « significatif », prévient Mondaq.
Jusqu’à hier en matière d’exploration spatiale, la Chine marchait dans les traces des Etats-Unis ou de l’ex-URSS, reproduisant leurs missions d’il y a 40 ans. Mais le 8 décembre, tout change. Lancé depuis Xichang (Sichuan), le vaisseau Chang’e-4 (du nom de la déesse chinoise de la Lune) doit atteindre notre satellite début février, près du pôle Sud, sur la face cachée, celle qui reste toujours opposée à la Terre. Doté de six roues et deux panneaux solaires, son véhicule a bénéficié de l’expérience des missions précédentes, et de celle de Yutu (« lapin de jade »), la jeep lunaire déposée sur la Lune par Chang’e-3, qui s’est éteinte en août 2016, après 972 jours de bons et loyaux services.
Faute de ligne droite pour acheminer le signal du centre de commandes au vaisseau et au module une fois activé dans son cratère von Kàrmàn, il a fallu placer un satellite-relai, à 450.000 km de la Terre : Queqiao, dit « le pont de la pie » (nom chinois de l’étoile de Deneb). Cette zone noire hors interférences va permettre des expériences inédites, à l’abri des radiations aurorales et fréquences humaines. Un spectromètre à basse fréquence écoutera les explosions solaires et les rumeurs des régions reculées du cosmos, faisant avancer le savoir sur la naissance des premières étoiles.
De même, pour tester la fertilité de la lave du sol, des tubercules de pomme de terre et herbacées de type moutarde (peu gourmandes en eau et résistantes aux écarts de température) seront plantés, et des œufs de vers à soie seront incubés. Et quand on sait qu’une mission habitée vers le satellite sélène est programmée, sans doute pour 2022 (en même temps que l’installation d’une station orbitale permanente et 3 ans avant le lancement d’un laboratoire vers Mars), on devine l’ambition de la Chine d’établir une base lunaire permanente, dont les taïkonautes se relaieront, venus par la cabine spatiale Shenzhou.
Un projet concurrent est d’ailleurs en préparation à la NASA. Pour l’instant, un vote au Congrès américain prive la NASA de tout droit de coopérer avec le programme spatial chinois. Dommage : ce programme doté d’un budget de 8 milliards de $, permettrait aux partenaires américains de faire des économies et une plus riche récolte de données. La Chine paie cher une erreur commise il y a une dizaine d’années, ayant été prise sur le fait en train de pirater un satellite qui lui avait été confié en co-développement par la NASA… Erreur de jeunesse !
Dans la province du Guizhou, pionnière en lutte anti-pauvreté, en stockage des big data et souvent tremplin politique de leaders, l’anti-corruption s’active comme jamais. Et la chute de très hauts cadres publics fait un effet domino dans le secteur privé.
En avril, le vice-gouverneur Wang Xiaoguang est exclu du Parti et démis de sa charge. Accessoirement accusé de lire des titres étrangers « politiquement incorrects », il est inquiété pour délits d’initié, et d’avoir mené une vie hédoniste (il s’offrait des orchidées – sa passion – jusqu’à 150.000 $ la plante) et dissolue. Les yeux se tournèrent alors vers Maotai, célèbre producteur d’alcool de sorgho. Trente jours après la chute de Wang tombait Yang Renguo, PDG du groupe depuis 2011, forcé par la commission disciplinaire à quitter ses fonctions. Il venait d’être précédé par trois autres dirigeants de l’entreprise, le DG-adjoint, le vice-secrétaire du Parti et un 3ème membre du conseil d’administration. L’enquête venant d’être relancée le 7 décembre, le procès de Yang semble n’être plus qu’une question de temps, mettant au jour ses liens avec Wang Xiaoguang, l’ex-gouverneur adjoint. Il pourrait aussi apporter des explications sur les cas de fausses bouteilles de Maotai (7,488 saisies en janvier à travers le pays).
Suite à la chute de Wang Xiaoguang, un nouveau vice-gouverneur provincial, Pu Bo, était nommé. Mais à peine 102 jours après sa nomination, Pu tombait à son tour. Le 2 novembre, la vidéo de sa confession était diffusée par la CCID, précédant son inculpation le 28 novembre pour corruption, ayant « monnayé son influence via les jeux d’argent » au mah-jong. Au cours de sa carrière dans le Sichuan, il aurait entretenu des liens étroits avec le groupe Taihe Health Technology de Chengdu, second poids lourd de l’agro-business (14,5 milliards de $) dans la région, dont le PDG Wang Renguo a « disparu » plusieurs fois depuis le début de l’année… Pourtant, Pu était souvent considéré comme un cadre modèle, ardent soutien du développement local et manquant rarement les réunions de la commission de discipline.
A l’échelle nationale, 350.000 cadres ont été sanctionnés depuis le début de la campagne d’austérité et anti-corruption lancée par Xi Jinping il y a six ans. En 2018, elle attrapait dans ses filets 25 « tigres » de rang provincial ou ministériel tels que Wang Xiaoguang, Pu Bo, ou encore Meng Hongwei et Nur Bekri. Une liste à l’évidence appelée à s’allonger dans les temps à venir…
Le 7 décembre, la télévision nationale révélait l’existence d’un nouveau comité éthique des jeux en ligne, supervisé par la State Administration of Press and Publications (SAPP), née en avril. Composé d’experts du secteur et d’éducateurs, il approuvera tout nouveau jeu vidéo. Depuis mars, aucune sortie n’a plus été approuvée. Le comité vient d’en évaluer 20. Bilan : 11 doivent être modifiés, 9 ont été rejetés. D’autres mesures à l’étude visent des quotas, à l’instar de ceux appliqués aux films étrangers. Suite à l’annonce, des éditeurs étrangers tels EA (« FIFA »), Activision (« Call of Duty »), Ubisoft (« Assassin’s Creed ») ou Take-Two (« NBA 2K ») ne sont pas inquiets : les sorties devraient reprendre en mars 2019, après la session de l’Assemblée Nationale.
L’ambiance est bien différente dans les studios chinois, dépendant essentiellement du marché local. Même les géants Tencent ou NetEase ont souffert…
Cette croisade anti jeux-vidéo est partie du Président Xi lui-même, les accusant d’être trop violents, addictifs et abîmant la vision de la jeunesse. En août, China Daily dénonçait le cas d’enfants de migrants, restés seuls au village, livrés à eux-mêmes, passant leur temps à jouer. En novembre, à la conférence mondiale de l’internet à Wuzhen (Zhejiang), le PDG de Tencent, Pony Ma prenait sa part de « responsabilité sociale » en ce fléau. Depuis un an déjà, le groupe de Shenzhen a posé une limite au temps passé sur les jeux vidéo pour les mineurs.
Pour autant, des analystes soupçonnent le pouvoir de renforcer son contrôle sur ces grands groupes de la tech. En témoigne le fait d’avoir imposé une représentation du Parti dans chaque conseil d’administration. Un autre indice est le projet à l’étude depuis 2016, de reprendre 1% de leur capital – ou mieux, de se faire offrir gracieusement cette participation qui lui ouvrirait un rôle direct dans les décisions stratégiques du groupe.
Ensemble, ces actions de l’Etat ont affaibli les groupes : évalué à plus de 500 milliards de $ en janvier, Tancent n’en vaut aujourd’hui plus que la moitié. Alors que Tencent souffle ses 20 bougies en 2018, il annonçait en octobre un nouveau cap, vers les secteurs de la santé et de l’éducation. D’autres cherchent à développer les partenariats avec l’étranger, tel NetEase qui créait en janvier une coentreprise avec les jouets américains Mattel. Quoiqu’il arrive, l’avenir semble promis à plus d’interaction avec l’Etat : une règle valable en Chine pour tous les acteurs, et tous les secteurs.
Heureusement en l’an 2000, la chance cogna à sa porte, sous la forme d’un bel appartement que lui octroya son lycée à quelques mois de la retraite, en récompense de ses 30 années de loyaux service. Pouvant louer l’ancien, Qi Ersheng disposait alors d’un complément de revenu fiable, qui était complété par les cours particuliers que lui envoyaient ses ex-collègues. Bientôt, elle put envisager de financer la reprise de ses explorations du monde, plus loin et plus longtemps que ne lui avait permis jusqu’à présent ses voyages scolaires !
Sur internet, elle dénicha un vol inaugural d’Air China, Shanghai-San Diego, à prix d’appel le temps de se constituer une clientèle. Le visa ne posa nul problème, s’agissant d’une retraitée solitaire (ne risquant pas d’ exiger sur place la venue d’autres Chinois au titre du rassemblement familial). Jubilant de son audace, elle réserva le billet « open » sans date de retour. Une fois atterrie, elle devint habituée des bus Greyhound pour sillonner la côte Ouest, puis les USA en tous sens. Le soir venu, soucieuse d’éviter les hôtels prétentieux et la morosité des motels, elle descendait en auberge de jeunesse – son choix instinctif pour épargner ses sous tout en retrouvant au réfectoire la tranche d’âge de ses élèves. Elle traversa les bourgades minières ruinées des Rocheuses, visita les paroisses assoupies de la Prairie du nord, les ranchs poussiéreux de l’Ohio et ceux verdoyants de l’Oregon. A l’hiver 2001, elle retourna à Shanghai, bourse plate et épuisée, mais triomphante et prête à repartir—le voyage était devenu sa drogue de vie !
En fait, cette bougeotte était pour Qi Ersheng sa meilleure réponse à la question qui la minait au fil de de son troisième âge : qu’avait-elle fait de sa vie, de ces trente ans au service du peuple ? Que léguait-elle à ses élèves, ses voisins, sa famille lointaine ? Elle craignait d’avoir trop cédé au qu’en dira-t-on, et de s’être laissée déposséder par le système ambiant, de sa générosité, de toutes ses forces créatrices.
Durant ses nuits blanches, elle se surprenait à tenter de compter les jeunes à qui elle avait fait passer le gaokao (le bac)… les amis proches qu’elle avait aidés pendant sa vie… Mais l’effort était vain : sa réalité était qu’elle avait perdu sa vie en carrière conformiste, sans oser s’habiller à sa guise, sans faire les cours qu’elle aurait voulu, dire à ses proches ce qu’elle pensait, sans rien faire pour s’arracher à une banalité quotidienne qu’elle n’avait pas osé contester. Et à présent, elle explosait. Ce qu’elle voulait désormais, c’était rattraper sa jeunesse perdue en chimères révolutionnaires. En révolte tranquille, Qi Ersheng croyait avoir payé sa dette envers sa société : le reste de son temps à vivre lui appartenait. Au nom de cette liberté, elle était prête à jouer à la vieille dame indigne !
À 60 ans, à l’âge où toute femme chinoise est censée poser les valises, elle se mit à prendre l’avion 3 ou 4 fois l’an. Et peu importait si c’était pour l’Australie, l’Océanie ou l’Afrique de l’Est. Elle préférait les destinations choisies au dernier moment au gré des meilleures offres. Elle voyageait léger, quitte à compléter son bagage à l’arrivée. Bientôt son anglais s’améliora, lui permettant de vivre à part entière dans les mondes qu’elle traversait.
Dans les Highlands d’Ecosse, elle but des pintes et chanta avec des hommes en kilt. En Bavière, elle enseigna le chinois en cours d’été, et fut volontaire en Autriche voisine, sur un chantier de réhabilitation d’une abbaye du XVI. Siècle. En Suède, elle passa des jours à bord d’un chalutier, à vider et saler le maquereau, vêtue d’une combinaison de caoutchouc jaune…
Chaque jour avec son portable, elle tenait son blog qu’elle postait sur un site hébergeur : au bout de quelques mois, avec ses destinations chatoyantes aux décors toujours changeants, elle vit le nombre de ses suiveurs monter en flèche, lui assurant un revenu non négligeable. En 2015, arrivant au bout de ses économies, elle se mit à l’auto stop, en tandem avec les garçons et filles qu’elle rencontrait sac à dos : le soir venu, ils partageaient une chambre chez l’habitant.
C’est ainsi que Qi Ersheng fit un tabac sur internet en 2018, à 73 ans mais voyageant comme une jeunette et surtout, se racontant et dévoilant d’une manière terriblement transparente. Dès le 15 mars, son blog totalisait 11 millions de clics, un des plus hauts scores du pays. Une des raisons est son parti-pris revendiqué de plaisir, de rencontres, d’absence de jugement moral. Par son parler vrai, Qi Ersheng s’oppose à la morale qui voudrait la voir retirée chez elle, préparant sa concession au cimetière et accessoirement, s’occupant de petits-enfants. Mais loin d’attendre la mort en sage désillusion, elle n’y croit tout simplement plus et ébroue joyeusement toutes les conventions !
D’innombrables internautes s’en offusquent, la traitant de vieille folle. Mais un nombre plus grand encore, sans l’avouer, approuvent en silence son courage d’oser la joie. Toujours plus de jeunes gens la prennent en exemple : « pourquoi la société, les parents nous stressent », soupire cette étudiante, « pour qu’on se marie et qu’on fasse des enfants ? J’espère seulement, à son âge, avoir évolué pour être une Qi Ersheng, ». Tous s’émerveillent de son énergie vitale, de sa capacité à susciter la vie par son exemple en ses voyages. Pour désigner un don aussi improbable, la Chine a forgé un proverbe sibyllin : « l’arbre sec rencontre le printemps » (枯木逢春, kū mù féng chūn).
14-16 décembre, Shenzhen : AIC, Shenzhen City Art Fair
15 décembre, Zhoushan (Zhejiang) : inauguration du centre de finition et de livraison des Boeing 737
18-21 décembre, Pékin : Central Economic Work Conference, inaugurée par Xi Jinping
20-22 décembre, Shenzhen : ELEXCON, Salon chinois de la Hi-Tech – Intelligence Artificielle, Internet des objets, la maison intelligente, les véhicules intelligents, les systèmes intelligents de l’industrie et des nouvelles énergies
9-11 janvier, Shanghai : China Wedding, Salon du mariage
Le 10 décembre, la première page du Shanghai Daily était consacrée à la mission chinoise sur la face cachée de la lune – ainsi qu’à la condamnation de la « vile » arrestation de la directrice financière de Huawei, Meng Wanzhou, par les autorités canadiennes.
Mais un article de quelques lignes pouvait attirer l’attention quand, au même moment en France, les « gilets jaunes » prenaient la rue pour (entre autres) la défense de leur pouvoir d’achat et laisser entendre la voix de ceux qui s’estimaient, à tort ou à raison, laissés-pour-compte.
Dans cet articulet au titre explicite « Good bill payers to get free art », le journaliste Hu Min annonçait la bonne nouvelle pour tous les résidents de Shanghai ayant entre 300 et 1000 points de « crédit social ». Cette somme de 300 à 1000 points de crédit social est celle reçue (précisait l’article) par toutes les personnes qui n’ont jamais eu de défaut de paiement par téléphone ou carte de crédit, qui ont travaillé pendant 10 ans de façon continue, qui ont payé leur sécurité sociale pendant 6 ans, ou qui ont servi comme volontaire pour le gouvernement et autres services publics. Aux méritants et valeureux détenteurs desdits crédits sociaux, la municipalité avait préparé le bon point suivant : la gratuité dans 12 musées d’art de la ville – dont le musée de l’Art chinois et le musée national d’art de Shanghai.
En 1970, avec La Reproduction, les sociologues Bourdieu et Passeron analysaient les mécanismes de domination liés non pas seulement à la différence de classe (économique) mais de « caste » (culturelle). Le capital culturel des « élites » renforce leur domination économique en en donnant une justification morale et symbolique. Pour tenter de dissocier l’accumulation du capital économique de la constitution du capital culturel, les différents gouvernements en France n’ont eu de cesse de mettre en œuvre des politiques permettant la participation du plus grand nombre aux événements et biens culturels.
Cette annonce shanghaïenne est révélatrice de la manière dont le système de crédit social permet aux autorités de récompenser les bien payants en leur offrant gratuitement, et en récompense, les clefs symboliques de la domination culturelle. En alignant le capital culturel sur le capital économique, le crédit social constitue pour les plus démunis une forme de double peine : l’exclusion des moyens économique de financement (un faible crédit social pouvant compromettre l’obtention de prêts et certaines réservations pour le train ou les hôtels) devenant la raison et la cause d’un accès plus difficile aux moyens culturels et artistiques de connaissance de soi et de reconnaissance par l’autre.
Dans ce contexte, la manière dont la « révolte » des « Gilets Jaunes » a reçu en Chine une large couverture médiatique pourrait sembler paradoxale. Pourquoi, dans un Etat hyper-sécuritaire comme la République Populaire de Chine aujourd’hui, diffuser, sur les chaines publiques d’information en continu comme CCTV, ces images de mouvement social en France, parfois entrecoupées d’images d’archive de mai 68 ? N’est-il pas dangereux de montrer des images de séditions ? En réalité, les images montrées, centrées surtout sur les scènes d’affrontements avec la police, ont pour but d’alimenter le contre-discours anti-libéral chinois : il s’agit de montrer combien la démocratie est inefficace et chaotique. Sans doute les Français habitant en Chine reconnaîtront la situation dont nous parlons : leurs interlocuteurs chinois leur demandant, sincèrement étonnés ou bien subtilement goguenards, leur opinion sur le sujet, les invitant à confesser leur lassitude sur des mouvements sociaux si typiquement français, y opposant l’ordre et la stabilité du pays où, comme le disait un responsable d’un petit district des environs de Shanghai, « un mouvement comme les gilets jaunes ne se produirait jamais ».
Comment répondre ? Quand quelques milliers de personnes manifestent pour demander la démission d’un Président élu il y a un an par la majorité de la population, est-ce un signe de la faiblesse ou de la vitalité de notre démocratie ? Faut-il le regretter et le déplorer comme un manque d’ordre, social ou moral ? Il est vrai que si le système du crédit social permettant le contrôle continu et le suivi en direct des transactions économiques de la plupart des habitants avait été appliqué en France comme il le devient en Chine, ceux qui souhaitaient monter à la capitale pour manifester n’auraient pu le faire puisque leur critique du Président sur les réseaux sociaux aurait rendu leur achat de billets quasi-impossible.
Ce qui frappe dans cette révolte, c’est comment le politique est devenu la victime expiatrice des fautes du capital, comment l’homme politique est devenu, dans un monde où les équilibres financiers ne sont plus du seul ressort des Etats-Nations, le bouc émissaire idéal. A l’inverse, il y a sans doute dans la fascination de certains occidentaux pour la Chine de Xi Jinping, cette nostalgie de l’homme fort et de l’Etat tout puissant en capacité (supposée) de contrôler sur son territoire l’ensemble des destinées humaines et sociales.
Entre la défense nihiliste de nos droits par l’émeute ou la casse en France et l’ingénierie sociale du consensus dont témoigne le crédit social en Chine, il est urgent de trouver une troisième voie. En réalité, celle-ci est déjà trouvée mais il nous faut apprendre à y croire à nouveau : c’est celle de la démocratie qui fait que le peuple a le droit à la parole et que le pouvoir a le devoir de laisser parler et d’écouter. Même si les réponses ne semblent pas satisfaisantes, la démocratie elle-même demande de s’y résoudre car elle suppose à la fois que le pouvoir auto-régule son usage de la force mais aussi que le peuple auto-régule les désirs issus de son sentiment perpétuel d’injustice et d’insatisfaction.