Editorial : Désenchantée, la jeunesse chinoise « s’allonge »

Désenchantée, la jeunesse chinoise « s’allonge »

Alors que 10,8 millions de lycéens ont planché les 7 et 8 juin sur l’examen d’entrée à l’université, mieux connu sous le nom de Gaokao (高考), la jeunesse chinoise montre des signes de mal-être, frustrée de voir l’ascenseur social bloqué malgré ses efforts.

Cette situation a un nom : « l’involution » (内卷, nèi juǎn). Appliqué à la Chine d’aujourd’hui, ce terme désigne une société qui devient excessivement concurrentielle en raison de ressources limitées, qu’il s’agisse de places à l’université ou d’offres d’emploi. Ce concept est devenu populaire sur internet parmi les jeunes qui ont l’impression de devoir travailler ou étudier toujours plus dur pour obtenir le même emploi ou le même salaire. Un sentiment accentué par le ralentissement économique provoqué par la pandémie.

Lassés par cette « perpétuelle course sur place », certains jeunes issus de la génération Z (ceux nés entre 1995 et 2010) se révoltent silencieusement en « s’allongeant » (躺平, tǎng píng), nouveau terme à la mode. Sans se retirer complètement de la société, ils se contentent de faire le strict minimum, non pas par paresse ni par manque de qualifications, mais par refus d’être broyés par cette folle compétition qui les oppresse depuis leur plus jeune âge.

Ces jeunes « qui font la planche » renoncent donc à l’idée de trouver un travail (ou n’acceptent qu’un emploi à temps partiel ou des missions ponctuelles), de faire des heures supplémentaires, de prétendre à une promotion, de devenir entrepreneur, de faire du shopping, d’acheter une voiture ou un appartement, de se marier, et d’avoir des enfants. Ce faisant, ils privilégient leur santé mentale et leur tranquillité d’esprit, au détriment des attentes de la société.

C’est une manière indirecte de s’insurger contre les inégalités croissantes entre les classes sociales, les perspectives économiques moroses, un rythme de travail extrêmement soutenu (comme le « 996 »), une pression grandissante pour faire preuve de conformité idéologique, la censure médiatique, ou encore l’absence de syndicats indépendants…

Le mouvement trouve ses origines dans le témoignage d’un internaute ayant adopté un style de vie minimaliste, travaillant deux mois par an, vivant avec 200 yuans par mois et faisant deux repas par jour. Le récit de ce « Diogène des temps modernes » a fait mouche auprès de milliers d’étudiants et de jeunes actifs, qui y ont vu un échappatoire.

Même si le post original, publié en avril, a été supprimé par les censeurs, des copies de ce « Manifeste du ‘tangping-isme’ » ont fleuri sur la toile et ont alimenté de nombreuses discussions. Emblèmes de ce nouveau style de vie, des photos de chats endormis, de phoques couchés sur le dos, le personnage de BD « Pepe la grenouille », ou encore l’acteur Ge You, qui incarnait un simplet qui passe ses journées allongé sur son canapé, dans une série TV des années 90 (cf photo) … Selon un sondage publié sur Weibo, 61% des 241 000 répondants ont déclaré envisager de « s’allonger » à leur tour.

Cette forme de résistance passive inquiète l’élite chinoise – politiciens, milliardaires, intellectuels, personnalités publiques – qui perçoit cette philosophie comme une menace à ses intérêts et au grand rêve de « réjuvénation de la nation ». En effet, sur le long terme, cette attitude a le potentiel d’impacter négativement le pays, sa natalité, sa productivité, son niveau de consommation, sa croissance et l’entrainer dans le « piège du revenu intermédiaire »…

Sans surprise, la presse officielle est montée au créneau. Le Nanfang Daily a qualifié cette nouvelle philosophie de « honteuse », ajoutant que « la seule vie heureuse est celle où l’on travaille dur ». « C’est une attitude tout à fait irresponsable, qui déçoit non seulement les parents, mais aussi des centaines de millions de contribuables », a tonné Li Fengliang, professeur de la prestigieuse université Tsinghua (Pékin). Interrogé par un étudiant lors d’un show TV, l’un des présentateurs vedettes de la CCTV, Bai Yansong, a déclaré : « ma génération a davantage souffert que la vôtre, vos préoccupations sont plus ou moins une bénédiction (…) Peut-être que votre anxiété est tout simplement provoquée par votre oisiveté ? ». Des commentaires qui lui ont valu un torrent de critiques de la part des internautes. Volant à son secours, le rédacteur en chef du Global Times, Hu Xijin, a invoqué un fossé générationnel : les plus âgés considèrent que les jeunes d’aujourd’hui ont la belle vie comparée à la misère qu’ils ont connu sous Mao, et que leurs plaintes sont celles d’enfants gâtés…

Même s’il est difficile d’évaluer l’ampleur du phénomène et sa capacité à perdurer, le leadership aurait tort de considérer ce mouvement comme l’expression éphémère d’un ras-le-bol de quelques marginaux. Une chose est sûre : censurer et dénigrer cette jeunesse désillusionnée ne va pas résoudre le problème d’une société toute entière.

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1 Commentaire
  1. severy

    Article très intéressant. J’ai l’impression de l’avoir déjà lu. Ce phénomène est à mettre en parallèle avec celui d’une frange de la jeunesse japonaise, les hikikomori, qui se coupent littéralement du monde extérieur, vivent dans leur chambre et restent branchés sur l’Internet comme un poste sur le secteur. Asociaux, anarchistes, apolitiques, marginaux… Ce style de vie n’est pas sans évoquer une frange de la société se retirant du monde, existant à la taoïste et vivant d’art et d’eau fraîche à l’époque Tang. Leur indépendance doit faire fulminer en haut lieu ceux qui planifient la mise au pas complète de la population.

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