Géopolitique : Les enjeux de la guerre froide commerciale entre Chine et Europe

Les enjeux de la guerre froide commerciale entre Chine et Europe

« Un accident de train au ralenti ». C’est en ces termes que Jens Eskelund, président de la Chambre européenne en Chine, a qualifié le 17 avril la situation à laquelle Chine et Europe sont confrontées. Selon lui, la vague montante de « protectionnisme » pourrait se transformer en une « véritable guerre commerciale ».

Toutefois, ce qui est en jeu dépasse largement la dialectique sommaire entre « protectionnisme » et « libéralisme ». Le fait est que l’Union Européenne a lancé plusieurs enquêtes pour déterminer si les fabricants chinois faisaient du dumping de produits subventionnés.

En septembre 2023, l’UE avait ouvert une enquête sur le soutien de l’État chinois aux constructeurs de véhicules électriques, alors que la montée en flèche des importations alimente les craintes pour l’avenir des constructeurs automobiles européens. L’Europe impose un droit de douane de 10 % sur les voitures importées de Chine (à comparer avec les 27,5 % que pratiquent les États-Unis). En conséquence, les fabricants chinois ont pu prendre pied sur le marché européen : au cours des cinq dernières années, les importations européennes de voitures chinoises ont quadruplé. D’ici 2030, les constructeurs automobiles chinois pourraient voir leur part du marché mondial doubler, passant de 17 % à 33 %. BYD, le plus grand fabricant chinois de véhicules électriques, prévoit d’augmenter ses ventes à l’étranger à 250 000 véhicules en 2023, contre 55 916 en 2022. Les voitures électriques vendues en Chine sont environ 40 % moins chères que celles vendues en Europe et 50 % moins chères qu’aux États-Unis. Or, l’industrie automobile européenne emploie environ 13 millions de personnes, soit environ 7 % de l’emploi total. Ce qui se joue ici est une affaire complexe, à plusieurs dimensions : d’un côté, la nécessité pour affronter le changement climatique des dispositifs techniques les meilleurs indépendamment de leur origine de production ; de l’autre, la nécessité de préserver l’emploi en Europe et d’éviter une dépendance économique utilisée à des fins de leviers géopolitiques.

C’est le même type de questions qui se pose avec, en mars 2024, l’ouverture par l’UE d’une deuxième enquête sur le soutien de l’État chinois à ses entreprises d’éoliennes. Margrethe Vestager, la responsable de la concurrence de l’UE, avait déclaré que l’enquête porterait sur le développement de parcs éoliens en Espagne, en Grèce, en France, en Roumanie et en Bulgarie. L’annonce de Vestager est intervenue quelques jours seulement après que la Commission européenne ait ouvert une enquête distincte sur les subventions aux entreprises chinoises soumissionnant pour un contrat de parc solaire en Roumanie. Vestager a été très claire : « nous ne pouvons pas nous permettre de voir ce qui s’est passé avec les panneaux solaires se reproduire avec les véhicules électriques, les éoliennes ou les puces essentielles ».

De fait, aujourd’hui, moins de 3 % des panneaux solaires installés dans l’UE sont produits en Europe : un chiffre incroyable témoignant d’une faillite industrielle radicale et d’une souveraineté économique défaillante. Si une nouvelle guerre commerciale se profile c’est parce qu’une surabondance de produits chinois « meilleur marché » inonde le monde. L’excédent commercial mondial de biens chinois a grimpé en flèche ces dernières années et approche désormais les 1 000 milliards de $. Ces tensions entre la Chine, le plus grand fabricant mondial, et ses principaux partenaires commerciaux, résultent donc de l’offre excédentaire de produits chinois dans des industries clés à travers le monde.

Du point de vue chinois, il n’y a pas de capacité excédentaire mais simplement l’exportation d’une offre de meilleure qualité à meilleur prix. En réalité, cela fait déjà plusieurs mois que les experts alertent sur une prochaine guerre commerciale ; la raison en est simple : l’ancien moteur de la dépense des ménages et de la production manufacturière, à savoir l’immobilier est toujours en crise et il faut un nouveau vecteur de croissance et d’emploi. Sans même parler de subventions d’Etat déguisées (un processus complexe à mettre en évidence), le fait est que la compétition féroce entre constructeurs chinois pousse ceux-ci à la fois à rogner sur les marges et à produire en masse au sein d’un marché déprimé qui ne peut trouver d’exutoire que dans l’export. Les tensions commerciales viennent de ce que, d’un côté, Pékin considère les exportations comme une mesure clé pour relancer l’économie chinoise en ralentissement et se concentre de plus en plus sur les exportations à plus forte valeur ajoutée, alors que, de l’autre, ces exportations concernent des secteurs que l’Europe et les États-Unis considèrent comme stratégiquement importants étant donné qu’ils cherchent à rendre leurs économies plus vertes.

Dernier épisode en date : il y a deux semaines, les enquêteurs de l’UE ont fait irruption dans les bureaux néerlandais et polonais de Nuctech, un fabricant de scanners de sécurité qui alimente l’Europe de produits de haute technologique à forte charge sécuritaire. Rappelons que Nuctech était autrefois dirigée par Hu Haifeng, le fils de Hu Jintao. La réaction de la Chine fut sanguine : ce raid, selon son porte-parole, « met en évidence la détérioration supplémentaire de l’environnement des affaires de l’UE et envoie un signal extrêmement négatif à toutes les entreprises étrangères ».

Pendant des années, Bruxelles a bien recherché le dialogue avec Pékin sur les subventions publiques et la surcapacité dans les domaines de l’acier, de l’aluminium et des technologies vertes, mais sans parvenir à des résultats probants. Les enquêtes en cours sur le soutien de l’État chinois aux véhicules électriques comme sur les éoliennes et les équipements hospitaliers entendent changer la donne. Selon Gunnar Wiegand, ancien haut diplomate pour l’Asie au Service européen pour l’Action extérieure : « Personne ne devrait être surpris que les instruments qui ont été créés au cours d’un processus assez long durant les dernières années soient enfin réellement utilisés ». La représentante américaine au Commerce, Katherine Tai, a souligné l’étroite collaboration entre les deux parties pour « identifier et explorer les moyens de répondre aux politiques et pratiques non marchandes utilisées par la Chine ».

Toutefois, dès que l’Europe augmente la pression en matière de respect des règles du libéralisme marchand, la Chine tend à répondre par des mesures de rétorsions en choisissant à chaque fois une approche ciblée, visant à jouer sur les divisions de l’Union pour opposer les pays les uns contre les autres. Ainsi récemment, Pékin a joué la carte des « terres rares », en prenant des mesures contre l’approvisionnement en gallium et en germanium, après que les États-Unis aient fait pression sur les Pays-Bas pour qu’ils bloquent le champion local ASML d’équipements pour semi-conducteurs à la Chine. De même, peu après l’enquête sur les véhicules électriques fabriqués en Chine, Pékin a frappé les exportations européennes d’alcool, notamment le cognac français car Paris est en pointe dans le dossier du véhicule électrique…

De sorte que, à nouveau, des voix divergentes se font entendre. D’un côté, selon Anders Ahnlid, président du Conseil national du commerce suédois : « La Commission devrait tout faire pour éviter une guerre commerciale totale avec la Chine ». De l’autre, selon Mais Wiegand, ancien diplomate européen pour l’Asie : « Le risque de représailles […] ne devrait dissuader personne dans l’UE d’utiliser des instruments soigneusement conçus, qui sont tous entièrement compatibles avec l’OMC. »

Par ailleurs, la question économique et commerciale se double désormais d’un aspect géopolitique et militaire. La guerre en Ukraine oblige l’Europe à repenser sa dépendance à l’égard des autocraties après l’invasion russe de l’Ukraine. Comme le disait récemment le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, lors d’une audience à Berlin : « Dans le passé, nous avons commis l’erreur de devenir dépendants du pétrole et du gaz russes. Nous ne devons pas répéter cette erreur avec la Chine, à l’égard de son marché, de ses matières premières et de ses technologies ». L’Allemagne se méfie d’une confrontation avec Pékin, notamment parce qu’elle y fabrique des voitures et qu’elle est devenue dépendante de l’immense marché de consommation chinois. La France s’en méfie aussi à cause de l’exposition de son marché du vin et du luxe. Pourtant, Paris a également pris le leadership dans l’opposition à la Russie de Poutine alors que l’Allemagne refuse toujours de livrer à l’Ukraine ses missiles Taurus de longue portée. Paris et Berlin vivaient encore il y a peu dans l’illusion que Pékin pourrait influencer la Russie dans son choix de guerre contre l’Ukraine, voire le conflit en Palestine via son influence sur l’Iran. Cependant, l’essor des importations russes de biens à usage militaire issus de Chine devrait lever tout doute sur la prétendue « neutralité » chinoise.

Penser qu’accroître les échanges économiques est la meilleure manière de se faire entendre, semble soit naïf (accroître la dépendance économique par plus d’investissements permettrait de s’attirer les faveurs de Pékin) soit cynique (chercher à gagner le plus d’argent possible par tous les moyens, quelles que soient les conséquences en termes de droits humains et d’influence géopolitique). La « décroissance stratégique », c’est-à-dire non seulement se désengager des secteurs à risque (ou « de-risking ») mais aussi se renforcer soi-même dans les domaines de vulnérabilité, semble une meilleure politique à l’échelle de l’Union. Une Europe-puissance pourrait, par exemple, au lieu de se montrer conciliante avec les excédents chinois en Europe en échange d’un éventuel « message » que Xi pourrait faire passer à Poutine, conditionner certains échanges commerciaux, scientifiques et culturels, au tarissement des aides militaires directes ou indirectes de la Chine à la Russie.

Par Jean-Yves Heurtebise

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1 Commentaire
  1. severy

    La Chine regarde avec intérêt le conflit poutino-ukrainien tout en se frottant les mains. Elle ne peut que profiter de cette triste aventure. Les Européens s’imaginent pouvoir compter dessus pour ramener l’ours aux crocs empoisonnés du Kremlin à la raison. La Russie, vidée du sang des centaines de milliers de ses boudins morts au combat, à genoux sur la pelisse rapiécée d’une économie en vrille n’offrira au dragon qui la guette depuis cent cinquante ans, aucune résistance lorsque Pékin décidera de « récupérer sa Sibérie ». Le dragon tend déjà la langue.

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