Petit Peuple : Chongqing – Wang Chengzhou, la loterie de la vie (2ème partie)

Résumé de la 1ère partie : En 2008, Wang Chengzhou, ancien ouvrier de 40 ans en perdition, trouve refuge à Chongqing, sous un pont du Yangtzé.

À mi-hauteur entre ville et fleuve, il vivait 8 mètres en dessous du niveau de l’humanité, ressassant ses cauchemars et refusant tout retour à la vie. Ce qu’il craignait le plus, était de se remettre en ménage avec une femme, refaire un enfant : il ne s’en sentait plus digne. En effet, depuis six ans, Chengzhou ne pouvait faire le deuil de sa fillette – il ne pouvait se pardonner de l’avoir laissée jouer seule devant l’étang de sa mère au village, cette terrible journée de 2002.

Sous son pont, il s’était bricolé un univers d’île déserte à la Robinson. Avec trois fenêtres ou portes vitrées tirées d’une décharge, il avait monté une serre où il faisait pousser ses patates douces, échalotes et haricots dont il se nourrissait en toute saison, cédant le reliquat au marché libre voisin. Une canalisation percée lui fournissait assez d’eau pour sa toilette du matin et sa tambouille, faite dans une gamelle bosselée ayant perdu son manche. Le sol calamiteux était jonché de godasses éculées, de bouteilles vides. Il dormait sur un grabat, sous une couette crasseuse, gardé par sa chienne aux cinq chiots qui venaient se pelotonner contre lui ou lui mordiller les pieds. Un petit bureau—jeté là par hasard– finissait de pourrir sous l’humidité.

Bien conscient de sa déchéance, Chengzhou restait taraudé par le sentiment d’être passé brusquement du « bien-être au déclin, de l’honorabilité à l’humiliation » (盛衰荣辱, shèng shuāi róng rǔ). Un songe revenait le hanter, qu’il avait eu une première fois en 2004, alors qu’il travailler sur un chantier à Xi’an – lors de sa première fuite loin des siens. Dans une hallucination, il s’était vu en inventeur, génial savant Cosinus des mathématiques appliquées qui mettait au point l’équation infaillible pour décrocher le gros lot au loto. Par sa pierre philosophale, en rêve, Chengzhou gagnait des millions, devenait célèbre—et puis se réveillait à l’aube, gros Jean comme devant !

A l’époque, il n’avait pas pris au sérieux cette vision. Mais depuis qu’il vivait en reclus dans son exil fluvial, elle revenait lui torturer l’esprit, tentation brûlante. Alors, il se mit à récupérer des ouvrages de calculs de probabilité, d’équations et de formules, qu’il étudiait et annotait de longues heures par jour. Il ne s’arrêtait que pour reposer son regard sur les tourbillons du fleuve, le perpétuel roulis des remorqueurs, barges, et canots des pêcheurs. Pour se donner du courage, il prenait une rasade d’eau de vie au goulot, puis en grillait une cigarette, puis deux, puis retournait à ses chères études.

Dans son abri de fortune, il ne lui manquait qu’une chose : l’électricité, pour recharger son portable, sa lampe. À partir de 2010, il se mit à frapper à la porte du plus proche voisin, Lao Wu, 58 ans, gardien d’une piste d’auto-école désaffectée. Au fil des visites, les deux hommes devenus copains s’organisèrent : ils ouvrirent une guinguette avec cinq tables pliantes, une vingtaine de tabourets. Tandis Chengzhou embrochait, épiçait, grillait les brochettes, Lao Wu  tranchait les « mantou », petits pains étuvés, et servait les clients. Le business prospérait – une foule affamée déjeunait chez eux à vil prix. Fermant les yeux sur ce commerce illégal, les policiers venaient manger gratis. Jusqu’au jour de 2015 où ils furent expropriés : vrombissant de bulldozers et de manœuvres, « leur » terrain s’apprêtait à se muer en maison de retraite.

Début 2016, Chengzhou décrocha un job au bureau des Postes. Au tri du courrier, il embauchait à 14h et sortait à 22h, à temps pour attraper le dernier bus. Le boulot n’était pas mal payé, à 3000¥/mois, dont il craquait deux-tiers en billets de loterie – moins pour gagner que pour tester ses élucubrations mathématiques.

Mais avec cet emploi du temps bien rempli, impossible de consacrer tout le temps voulu à sa passion ! Stressé, il grognait souvent aux collègues qu’il allait donner sa démission. En décembre 2017 son chef crut bien faire en l’augmentant. Mais quand Chengzhou reçut son enveloppe, assortie d’un petit laïus, il l’empocha sans remercier – ni revenir. Et quand les collègues l’appelèrent, il expliqua qu’on ne pouvait le retenir par une prime vraiment trop nulle, alors qu’il « était à l’aube de la gloire ». Clairement, il s’inventait des excuses pour justifier sa fainéantise ! 

Une fois sa liberté reconquise, Chengzhou travailla en forcené pour percer les secrets du loto. Sa quête vira à l’obsession, se privant même de dîner (mais non de boire, ni de fumer comme un pompier). Ayant localisé les kiosques du quartier, il faisait sa tournée, s’arrêtant à chacun pour contempler les tickets en vente, et en acheter certains après chaque fois d’interminables réflexions, suivant des critères cabalistiques. Durant ces instants, jamais Chengzhou ne se départait d’un mystérieux sourire, comme s’il se sentait alors vainqueur, supérieur à l’humanité, maître du destin. En même temps, il consignait ses notes sur un carnet – il en remplissait un par semaine, au moins.

Avant de regagner son gourbi, il faisait halte à l’épicerie du coin pour acheter deux paquets de tabac du jour et une flasque de baijiu. Le voyant revenir chaque soir, titubant, la chienne lui faisait fête, l’accompagnait au lit où il s’effondrait quelques heures sans manger, avant de se réveiller dans l’obscur et se remettre à griffonner ses diagrammes et formules, à la lueur blafarde de sa lampe… 

Wang Chengzhou arrivera-t-il à passer de l’ombre à la lumière ? On connaîtra dès la semaine prochaine, la fin de l’histoire improbable de cet électron libre…

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1 Commentaire
  1. severy

    Je parie que cet électron libre se mettra en orbite autour d’un petit magot. Il ne l’aura pas volé.

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