Petit Peuple : Chongqing – Wang Chengzhou, la loterie de la vie (3ème partie)

Résumé des parties précédentes : Vivant sous un pont à Chongqing, Wang Chengzhou prétend avoir percé le secret du loto…

À tout bout de champ, Wang Chengzhou se vantait auprès de son compère Lao Wu d’être capable de faire fortune. Dubitatif, Lao Wu l’apostrophait parfois : « puisque tu l’as, ta formule-miracle, pourquoi tu la joues pas ? Un gros lot, ca ferait pas de mal ». « Laisse tomber, c’est pour les petits joueurs », rétorquait invariablement Chengzhou, du ton un peu supérieur de celui qui sait, « on gagnera cent fois plus, quand mon livre sortira » ! C’est que Chengzhou préparait le livre qui allait bouleverser le monde, que toute la Chine s’arracherait : au plus tard en mai 2018 (on était à l’automne 2017), il serait riche, et Lao Wu avec lui… Mais à Lao Wu, on ne la lui faisait plus… Quoique aimant bien Chengzhou, il le prenait pour un peu dérangé : « il est sympa, déclarait-il aux autres, mais il picole sans doute trop ».

Chengzhou, en tout état de cause, avait une qualité que nul ne pouvait lui nier—l’art de causer ! Subjugués par sa faconde, bien d’autres que Lao Wu affluaient vers son ermitage sous le pont, venus de Chongqing, du Sichuan et de tout le vaste pays.

En janvier 2018, voulant en avoir le cœur net, un journaliste du Commercial Daily (Chengdu, Sichuan) descendit à son tour les marches de terre battue jusqu’à la tanière de Chengzhou, d’avance certain d’avoir à faire à un affabulateur. Mais une fois sur place, sa certitude fut ébranlée par la prestation de son hôte. Dans une tasse ébréchée et sans anse, il lui servit un thé, avec autant de distinction que s’il l’eut fait dans de la porcelaine de Jingdezheng. Il lui évoqua les millénaires d’humanité endormie sous ce pont, qui le faisaient vibrer. Cette mémoire collective lui avait donné accès au secret qui faisait le thème de son grand-oeuvre. Une nuit de feu, Chengzhou avait vu tourner, géante et lumineuse, la roue du destin et de la chance du Loto. Il avait pu l’arrêter, le temps de retenir les numéros gagnants. À partir de ce matériau privilégié, il avait pu extraire l’algorithme.

Pour faire passer au monde ce message refondateur, il préparait quatre tomes, le « Cœur », la « Fonction », l’« Esprit » et le « Mot de passe ». De loin le plus important, ce dernier ouvrage était sa découverte capitale. Son énergie vitale était si explosive qu’il évitait d’acheter ses billets plus de deux fois au même kiosque, afin d’éviter d’en altérer le flux normal.

Tandis que Chengzhou pérorait de la sorte, le journaliste sans en avoir l’air, avait pu s’approcher de son bureau. Feuilletant le carnet qui y traînait grand ouvert, il avait vu des colonnes de chiffres et séquences avec commentaires, équations et racines. Il sortit son appareil photo mais Chengzhou s’interposa tout net : c’étaient des secrets trop puissants pour tomber sous des yeux non-initiés. Une fois le manuscrit publié, d’ailleurs, il brûlerait ces carnets dangereux…

L’article dans le journal fit sensation. Dans les semaines suivantes, l’ermite du pont du Yangtzé reçut de multiples visites. Le « courrier des lecteurs » se remplit de milliers de messages de fans, ou de détracteurs, sarcastiques mais toujours passionnés.

Une lectrice inattendue fut Feng Jiafen, la vieille mère de Chengzhou (79 ans), qui découvrit ainsi la vérité sur son fils. Tous les 2 ou 3 ans, Chengzhous retournait au village quelques jours d’été, par piété filiale et aussi histoire d’échapper à la touffeur nauséabonde de sa berge. Mais chaque fois qu’elle lui posait des questions sur sa vie, il s’ingéniait à lui cacher la vérité, s’accrochant à son vieux mensonge d’une vie de « contre-maître à Kunming (Yunnan) ».

Sa mère sentait bien qu’il mentait, vu sa pauvreté chronique—son incapacité évidente à payer quoique ce fût. La seule fois où elle avait osé lui demander 300 yuans, pour faire quelques courses, il lui avait fièrement répliqué qu’une fois de retour chez lui, il lui en enverrait « 1000 ». Bien entendu, une fois reparti, rien n’avait suivi…

C’est par le reporter, remonté jusqu’à elle, qu’elle apprit la précarité de son fils sans feu ni lieu, dans sa vasière sous son pont, et sa folie de se croire en prise directe avec la Chance par une formule mathématique. Au téléphone du journaliste, elle le supplia de revenir au village pour le Nouvel An, pour vivre auprès d’elle… La réponse fut immédiate et sans nuance : c’était « non », tant qu’il n’aurait pas publié son grand secret…
Cette conversation fit réfléchir sa mère, et lui fit activer son réseau au village. Elle pense lui avoir trouvé une nouvelle épouse, et une excellente affaire. Qingmei, 40 ans, a perdu son mari l’an dernier. Elle a sa maison, et ne manque de rien. Elle ne demande qu’à se remettre en ménage, pour donner un père à son fils orphelin. Chengzhou n’aurait qu’à accepter cette seconde chance dans sa vie !

La vieille mère a deviné l’origine de la folie de Chengzhou, la noyade de sa petite fille, dont il était responsable, et qu’il ne pouvait se pardonner. Cette solitude qu’il s’imposait, cet alcool, ce tabac dont il se « noyait » en permanence, c’était sa pénitence. Et c’est ce qui lui avait fait penser à une nouvelle union avec Qingmei.

D’autant plus, que pour Chengzhou, prendre cette épouse et élever son enfant, ce serait aussi lui donner à elle un petit-fils. Ce faisant, il honorerait la règle de piété de Mencius : « des trois manières d’insulter sa lignée, la pire est de la laisser sans héritier » (« bù xiào yǒu sān, wú hòu wéi dà – 不孝有三,无后为大 »). Un tel tournant serait pour lui une renaissance, mais saura-t-il saisir cette chance ?

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1 Commentaire
  1. severy

    Ah! La tentation de retrouver un foyer, une compagne et un enfant l’emportera-t-elle sur l’habitude de passer la nuit dans les bras algébriques d’un algorithme temptateur aux yeux en boules de loto?
    Il suffit de passer le pont…

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