Après 76 jours, Wuhan était enfin libérée. Le 8 avril marquait la fin d’une quarantaine stricte pour la mégalopole de 11 millions d’habitants. Pour l’occasion, la « ville héroïque », telle que surnommée par le Président Xi Jinping, avait préparé un show lumineux sous le clair de la super lune rose, tandis que les habitants sortaient leur drapeau et entonnaient l’hymne national. Ceux pouvant prouver qu’ils sont en bonne santé par un code QR « vert » pouvaient enfin quitter la ville, rejoindre leurs proches et leur travail. Dans la journée, ils furent au moins 55 000 à se ruer à la gare et au moins 10 000 à l’aéroport. Même Chen Yixin, lieutenant du Président Xi Jinping envoyé superviser la bataille, pliait bagage, laissant derrière lui la vice-première ministre Sun Chunlan se charger des derniers efforts de lutte épidémique. Pourtant l’accueil réservé à ces « revenants » du Hubei n’est pas forcément chaleureux : ils sont évités comme la peste, discriminés à l’emploi. D’ailleurs, toutes les villes hôtes exigent à nouveau un test nucléique (voire deux) une fois à destination. C’est ce qui a conduit la CCTV à lancer une campagne : « les gens du Hubei ne sont pas des virus ». « Ne les discriminez pas, mais montrez-leur plutôt votre compassion » pouvait-on entendre à la télévision.
Le journal du Parti, le Quotidien du Peuple, rappelait toutefois qu’il était nécessaire de rester sur ses gardes. Et pour cause : en une interview (supprimée a posteriori) du Dr Yang Jiong de l’hôpital de Zhongnan (Wuhan), accordée au Health Times, le médecin affirmait qu’il reste encore 10 000 à 20 000 cas asymptomatiques en ville, faisant craindre une seconde vague de contaminations. Début avril, le statut de 70 résidences « sans épidémie » était révoqué après que plusieurs habitants testent positifs au virus, sans développer de symptômes. Cette délivrance de Wuhan est donc avant tout éminemment symbolique, puisque le contrôle reste strict dans les résidences, et que toute sortie ou voyage superflu est déconseillé.
Pour beaucoup, ce 8 avril était l’heure de faire le bilan de ces 11 dernières semaines. Ce drame a bousculé leur manière de voir les choses : la famille et la santé d’abord, le travail après… Durant le confinement, le journal intime le plus marquant a probablement été celui de la célèbre écrivaine de 64 ans, Wang Fang. Entre le 25 janvier et le 25 mars, Fang Fang (方方) de son nom de plume, partagea en 60 lettres, ses doutes, ses peurs, son indignation, sa colère. En refermant ce chapitre de l’histoire de Wuhan, cette « correspondante de guerre » redoute que ceux qui ont survécu oublient pourquoi ceux qui ont disparu sont décédés. « S’il n’y a pas de travail de mémoire, ils seront morts en vain » confiait-elle dans une interview. Quoique l’ancienne présidente de l’Association des écrivains du Hubei ait ses fans et ses détracteurs, c’est l’annonce de la publication à l’étranger de son journal qui déchirait les réseaux sociaux. La légitimité de son témoignage était remise en cause : Fang Fang ne représente pas les 11 millions d’habitants de Wuhan. Le personnel médical oui, mais pas elle depuis son canapé ! Sa décision de le faire traduire en anglais et en allemand lui valut d’être traitée de « traître ». C’est bien connu : on lave son linge sale en famille : « informer la Chine d’accord, mais c’est impardonnable d’inviter ainsi le monde extérieur à interférer dans les affaires domestiques de la Chine ». Hu Xijin, rédacteur en chef du quotidien nationaliste Global Times, reconnaissait que « le journal avait une certaine valeur lorsque Wuhan était confiné, mais retiré de son contexte et publié hors frontières, c’est une autre affaire ». C’est un sujet brûlant qui ne mettra personne d’accord : ceux qui soutiennent Fang Fang seront qualifiés d’« anti-patriotiques », et ceux qui la condamnent seront « des radicaux sans conscience morale ». Même les modérés seront dénigrés pour ne pas prendre position. Certains dénoncent l’instrumentalisation de ce journal : si les détracteurs de Fang Fang gagnent la bataille de l’opinion en Chine, ses supporters utiliseront cette condamnation pour blâmer le gouvernement chinois.
Mais Wang Fang n’est pas la seule femme dont la reconnaissance à l’international lui vaut les foudres des internautes chinois : Hu Shuli, fondatrice du magazine Caixin, était accusée de salir la réputation de la Chine par ses reportages d’investigation, comme celui sur les files d’attente aux crématoriums de la ville. « Nous avons pu reconstituer 80% du fil des événements, mais n’avons pu publier que 40% de nos enquêtes », confiait un de ses reporters. Avec la libération de Wuhan, l’état de grâce accordé à Caixin semble prendre fin.
1 Commentaire
jeffcauver
13 avril 2020 à 18:00Merci pour la Qualité des articles Bon courage