
L’homme a un air de monsieur tout le monde, simple photographe amateur près de sites classés « secret-défense » ou scientifique en blouse blanche dans un laboratoire de recherche. Muni d’une clé USB ou d’un zoom longue distance, il s’apprête à voler des secrets d’Etat ou d’entreprise. Mais c’est sans compter sur la vigilance d’un honnête citoyen ou d’un collègue qui s’empressent de dénoncer aux autorités le comportement suspicieux de cet homme qui finit par se faire attraper en flagrant délit. « Dans la foule, vous ne les remarquez peut-être pas, ils peuvent changer d’identité, adopter différents déguisements ou même changer de sexe… mais tant que nous serons 1,4 milliard, nous constituerons une ligne de défense d’ 1,4 milliard de personnes ». Voici comment se termine l’une des vidéos de sensibilisation du ministère de la Sécurité d’Etat (MSE) publiée le 15 avril à l’occasion de la journée pour l’éducation à la sécurité nationale.
Fondé en 1983 sur la réforme d’organes précédents, le MSE est une agence hybride, à mi-chemin entre le FBI et la CIA américaine. En effet, le « Guo’anbu » (国安部), de son nom chinois, est à la fois chargé du contre-espionnage et d’une partie du renseignement extérieur (aux côtés de l’armée) ainsi que d’une part de la surveillance politique des dissidents et groupes « à risque subversif » (aux côtés du ministère de la Sécurité publique).
Pendant des décennies, la plaque affichée à l’entrée d’un « compound » protégé près de la place Tiananmen, était le seul signe public de son existence. Cela a changé lorsque Xi Jinping a présenté en 2014, sa vision « holistique » de la sécurité nationale (cybersécurité, finance, politique, idéologie, technologie, religion, environnement, culture…). L’année suivante, le département le plus secret de l’Etat-Parti chinois sortait de l’ombre en lançant une hotline, bientôt suivie par une plateforme Internet, pour encourager les masses à dénoncer toute menace sécuritaire. En 2016, lors de la 1ère journée pour l’éducation à la sécurité nationale, le MSE publiait une bande-dessinée intitulée « Amour dangereux », recommandant aux étudiant(e)s d’éviter toute romance avec des étrangers. Ils seraient de potentiels espions, en quête de secrets d’Etat.
Mais son opération de communication la plus réussie jusqu’à présent est sans aucun doute celle de l’ouverture de son compte WeChat, inauguré à l’occasion de son quarantième anniversaire en août 2023. Depuis lors, le ministère publie chaque jour du contenu (parfois bilingue anglais – chinois, selon la thématique). Certains posts peuvent être qualifiés de « ludiques », comme celui détaillant dix motifs qui peuvent valoir une invitation à « boire le thé », c’est-à-dire une convocation à la police. D’autres sont clairement plus inquiétants, comme ces tribunes menaçant ceux qui dénigrent les perspectives de croissance de l’économie chinoise ou mettant en garde contre les entreprises étrangères qui seraient prêtes à tout pour voler les données de la production céréalière du pays…
Le MSE y détaille également plusieurs cas spécifiques d’infiltration étrangère, plus ou moins récents : de celui de Douglas MacKiernan, premier agent de la CIA mort en opération en 1950 entre le Xinjiang et le Tibet ; à celui d’un certain Li Si, employé d’une entreprise d’Etat contraint par des espions étrangers à partager avec eux plus de « 10 ans de secrets d’Etat » après avoir été interrompu en plein ébats avec une prostituée lors d’un voyage d’affaires ; en passant par celui de Huang, un étranger qui utilisait un cabinet de conseil comme société-écran pour obtenir des informations au profit du MI6, le renseignement extérieur britannique.
Cette nouvelle stratégie de communication est le reflet de l’élévation du statut du ministère, qui jouit désormais d’un appui politique suffisant pour faire de telles déclarations au nom du gouvernement. Il faut savoir que son actuel ministre, Chen Yixin, est un homme de confiance de Xi Jinping.
Communiquer davantage auprès du public serait aussi une manière de « préparer le terrain » pour le Secrétaire général du Parti, qui aurait l’ambition d’intégrer à sa « doctrine » politique, « la pensée de Xi Jinping sur le socialisme aux caractéristiques chinoises pour une nouvelle ère », un nouveau chapitre dédié à la sécurité nationale (en plus des six piliers actuels que sont l’économie, la diplomatique, l’armée, l’environnement, l’Etat de droit et la culture).
Le dernier facteur à prendre en compte est le contexte de rivalité accrue avec les Etats-Unis. L’an passé, le directeur de la CIA, William Burns, a affirmé que son agence avait fait des progrès pour rebâtir son réseau en Chine, après le terrible revers subi entre 2010 et 2012. A l’époque, la CIA avait profité de l’état de corruption endémique qui rongeait les plus hautes sphères du Parti pour se payer les services de plusieurs hauts dirigeants chinois (une vingtaine selon la rumeur). Néanmoins, ce réseau a été repéré par le MSE, qui s’est employé à éliminer les traîtres un à un… Aujourd’hui, certains sont persuadés qu’une taupe avait trahi les Etats-Unis, quand d’autres penchent pour un piratage du système de communication. Cette affaire a fait l’effet d’un électrochoc pour la CIA, qui a annoncé en 2021 la création d’un service spécialisé dans les questions relatives à la Chine et doublé son budget alloué à ce pays en 2022 et 2023.
Face à la riposte américaine, le MSE compte sur la coopération du public pour faciliter le travail de ses agents, qui sont probablement moins nombreux par rapport à la population totale en comparaison avec d’autres pays. Mais les résultats seront-ils à la hauteur des espérances ?
Sommaire N° 14 (2024)