Société : Le journalisme chinois tel un phoenix

A l’époque du SRAS en 2003, le magazine d’affaires bimensuel Caijing était le premier à révéler l’existence de la maladie au public, bien avant que le gouvernement ne reconnaisse l’ampleur de la contagion. En juillet 2009, le média faisait les frais de sa couverture des émeutes à Urumqi. Quelques mois plus tard, un conflit avec son investisseur poussait son influente fondatrice Hu Shuli à la démission. En 2013, c’était au tour du libertaire Southern Weekly,  de Canton, d’être « harmonisé », dernier survivant d’une époque où la presse chinoise disposait encore d’une certaine liberté de ton. Depuis lors, de nombreuses publications ont disparu ou ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes, privées de leur journalisme d’investigation. Mais l’épidémie de Covid-19 pourrait bien avoir changé la donne, plusieurs titres s’étant sensiblement éloignés des consignes officielles.

En tête de liste, le magazine Caixin, fondé en 2010 par Hu Shuli (cf photo) après son départ de Caijing. Mme Hu serait soutenue par de puissants intérêts au sein du Parti. Parmi eux, le vice-président Wang Qishan ou l’ex-gouverneur de la Banque Centrale, Zhou Xiaochuan. Si Caixin a révélé plusieurs scandales financiers ces dernières années, le journal s’est particulièrement illustré durant cette épidémie par la qualité de ses reportages (interview du Dr Li Wenliang, enquête sur l’hôpital Central de Wuhan, la destruction d’échantillons…). Pour s’assurer que son travail soit accessible par le plus grand nombre, le journal a mis en libre accès tous ses articles liés à l’épidémie. Mais la revue n’est plus la seule à se montrer remuante. Avant que Wuhan ne se referme sur elle-même, des dizaines de journalistes de 13 organes de presse s’engouffrèrent dans la brèche, établissant leurs nouveaux bureaux dans des hôtels de la ville. Ces médias, d’ordinaire moins turbulents, ont tous apporté leur pierre à l’édifice de la transparence : Profile, magazine généraliste, révélait une pénurie de tests de diagnostic et publiait une interview poignante du Dr Ai Fen ; Caijing apportait la preuve que les cadres de Wuhan avaient tardé à avertir le public d’une transmission interhumaine ; Southern Weekly , recréait une chronologie des premiers jours. Même esprit d’enquête chez China Newsweek et Sanlian Life Week. Une liberté de ton plus observée depuis bien longtemps, même si chacun de ces médias prenait soin de ne pas franchir la ligne rouge en engageant directement la responsabilité de l’Etat central ou de ses leaders. Les intellectuels s’étant aventurés sur cette pente glissante, ont depuis disparu de la circulation. Dernière victime en date (13 mars), le tycoon Ren Zhiqiang, critique du Président depuis 2016, et qui avait récemment publié un article condamnant le Parti pour sa gestion de la crise du Covid-19. 

En effet, depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, la reprise en main de la presse est sans précèdent. Elle atteignait son paroxysme lors de la visite d’inspection du Premier Secrétaire à trois médias d’Etat en 2016, exigeant d’eux une « loyauté absolue ». Le contrôle renforcé sur les journalistes est particulièrement visible lors de catastrophes (celle du naufrage d’un navire de croisière sur le Yangtze en juin 2015, l’explosion chimique au port de Tianjin deux mois plus tard ou celle dans le Jiangsu en avril 2019). Mais il s’avère plus difficile à mettre en place lorsqu’une crise impacte directement 1,4 milliard de citoyens, dont une bonne partie est convaincue que le contrôle de l’information a eu des conséquences directes sur le cours de leur vie. Même si le pouvoir aurait sûrement préféré que la couverture médiatique soit dominée par ses organes d’Etat comme Xinhua, China Daily, Global Times, Quotidien du Peuple, CCTV et CGTN, il a été contraint de tolérer une partie du travail de médias privés, tant que leur travail d’investigation sert ses intérêts (faire porter la responsabilité de la réponse tardive de l’épidémie aux dirigeants locaux par exemple). Le reste cependant est censuré.

Habitués à ce jeu du chat et de la souris, les internautes chinois utilisent des moyens détournés pour garder un coup d’avance sur la censure. Pour préserver ces témoignages (écrits, photos ou vidéos), ils multiplient les traductions (les robots étant moins performants dans des langues étrangères), et les publications sur les réseaux sociaux officiellement inaccessibles en Chine (YouTube, Facebook et Twitter ) ou sur d’autres plateformes moins exposées, comme Github, espace de liberté des codeurs informatiques. Toutefois, les internautes ont été contraints de faire le deuil de Dajia, blog populaire hébergé par Tencent, fermé après un commentaire titré : « les Chinois paient le prix fort de la mort du journalisme ». Paradoxalement, cette épidémie pourrait faire renaître le journalisme d’investigation chinois de ses cendres.

D’un côté, la population s’est rappelée à quel point elle a besoin, particulièrement dans un contexte épidémique, d’une information fiable et transparente. Dans ce contexte, elle apprécie à sa juste valeur les efforts de ces journaux. Le cri du cœur pour plus de liberté d’expression provoqué par la mort du Dr Li Wenliang en est le reflet. Certains lecteurs se sont également rués sur les versions imprimées de ces magazines, à titre de mémoire et de soutien pour ces médias.

De l’autre, des journalistes hier fatalistes, en perte de vocation, concurrencés par les réseaux sociaux où le sensationnalisme est roi, retrouvent la flamme. Boostés par le soutien du public, certains d’entre eux, parfois issus de médias officiels, sont déterminés à prouver qu’une presse robuste, capable de demander des comptes à son gouvernement, est essentielle pour aider la Chine à guérir. Cette émulation crée même une certaine solidarité entre médias concurrents qui communiquent entre eux leurs infos au cas où leur travail serait détruit. En faisant ce travail d’investigation, les journalistes ont aussi le sentiment de rendre justice à la population chinoise, à laquelle rien ne garantit une enquête transparente après-coup, l’Etat pouvant se contenter de reconnaître que des erreurs ont eu lieu et de démettre quelques cadres locaux. En avant-goût, les résultats de l’enquête de la Commission Nationale de Supervision sur « l’incident Li Wenliang » : après 42 jours d’enquête, la lettre de réprimande adressée au Dr Li a été retirée et deux policiers ont reçu un blâme. Le communiqué ajoutait que certaines forces hostiles avaient érigé le jeune médecin en héro anti-système. « C’est entièrement faux, Li était un membre du Parti, et en cas aucun cas une figure de l’opposition ». Une enquête jugée largement insuffisante par les internautes… Finalement, si cette épidémie a prouvé quelque chose, c’est qu’il y a toujours de la place pour du véritable journalisme en Chine, et cette épidémie l’a rendu plus nécessaire que jamais.

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1 Commentaire
  1. severy

    Le Parti ne renoncera jamais au contrôle de l’information, quelle qu’elle soit, car qui contrôle l’information contrôle la population.

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