Technologies & Internet : Les « petits roses » de la nouvelle armée chinoise

Les « petits roses » de la nouvelle armée chinoise

Pour les résidents étrangers, l’impact de la censure en Chine saute aux yeux dans les médias. Une évolution relativement récente cependant apparaît, où la prise en charge de l’orientation idéologique sur Internet n’est plus assurée par les agences du Parti, mais par des privés proches du régime, parlant en leur nom propre pour rétablir l’illusion d’indépendance. Cette émergence d’une classe nouvelle de formateurs d’opinion va en parallèle avec celle des « loups combattants » – diplomates promus depuis 2012 sous Xi Jinping, qui n’hésitent pas, une fois en poste, à s’immiscer de façon polémique sur les chaînes de radio et de TV du pays d’accueil, pour pourfendre les critiques de la Chine. Ces nouveaux patriotes portent un nom : 小粉红 (xiǎo fěnhóng) ou « petits roses », en référence aux gardes rouges des années ’66-76, dont ils sont les avatars modernes. Leur action est récompensée par l’Etat qui les enrichit sans qu’il lui en coûte un sou : leurs comptes Weibo (le « Twitter » chinois) sont rémunérés par les millions de clics de leurs suiveurs, générant pour eux de confortables revenus à chaque sortie en ligne.

Impossible à quantifier et saisir pour le simple journaliste, cette nouvelle expression de l’hypernationalisme chinois a été étudiée par l’agence Nikkei, l’équivalent nippon de l’AFP qui a analysé des centaines de milliers de publications sur Weibo, projetant une lumière crue sur ce nouveau trafic de l’ombre.

Ainsi quand, le 27 novembre, la jeunesse des grandes villes sortit dénoncer l’incendie mortel d’une résidence à Urumqi (à la suite de la négligence criminelle de cadres obsédés par le respect du confinement anti-Covid), deux influenceurs sur Internet prévinrent leurs 9,3 millions de suiveurs que c’était un coup des Etats-Unis. Les noms sous lesquels ils se présentaient, Guyan et « Président Lapin » cachaient respectivement une ex-employée de la Ligue de la jeunesse et un homme d’affaires proche du régime, fils du politicien aujourd’hui décédé Ren Zhengyi. Dans leur campagne fallacieuse, les deux internautes reprenaient le flambeau de la presse d’Etat et prétendaient parler en leurs noms propres, tout en exonérant le régime de ses responsabilités dans le drame d’Urumqi. De même, quelques mois en arrière, face à la guerre menée par Vladimir Poutine en Ukraine, un autre blogueur faucon, le professeur d’université Jin Canrong avançait sans l’ombre d’une preuve que l’instigateur réel était les USA, qui cherchaient à utiliser l’Ukraine comme un « pion ».

Sous un mode privatisé, les « petits roses » reflètent donc une ligne officielle, mais ils peuvent parfois aller plus loin, débordant sur des domaines susceptibles de prendre par surprise les dirigeants. En août 2022, quand Nancy Pelosi, Présidente de la Chambre des représentants américaine se rendit à Taiwan, brisant ainsi un interdit tacite de plus de 30 ans, certains internautes pro-régime réclamèrent que son avion soit abattu : ces va-t-en-guerre furent « likés » et repostés des centaines de milliers de fois. Puis une fois Pelosi atterrie sur l’île nationaliste, ces faucons se répandirent en critiques contre le régime, déplorant qu’il n’ait pas suivi leur avis.

Ce genre de campagnes frappe souvent des entreprises occidentales, accusées de « ruhua » (辱华, rǔ huá) ou d’insultes à la patrie.  De 224 détectées en 2013, elles dépassaient les 5 000 en 2021. Les cibles peuvent être un journal satirique danois coupable d’avoir remplacé les cinq étoiles du drapeau chinois par autant de bactéries de la Covid. Elles peuvent viser plusieurs groupes textiles occidentaux ayant promis de ne plus acheter de coton du Xinjiang, suspecté d’être produit par les prisonniers des camps de travail. Elles peuvent aussi se retourner contre des intérêts nationaux, telle la biscuiterie « Trois écureuils », dont une publicité figurait une femme aux yeux bridés : sans attendre, « Trois écureuils » s’était platement excusée et avait retiré son annonce. Les auteurs les plus prolixes de ces campagnes de « ruhua » se présentent sous les sobriquets d’ « Aigle de Dieu » (上帝之鹰) ou de Dìguā Xióng Lǎo Liù (地瓜熊老六, « le vieux 6 pauvre patate douce »), ce dernier étant un auteur de dessins humoristiques.

Rien n’arrive par hasard : Weibo, dans ses algorithmes de promotion, favorise l’« énergie positive » d’auteurs aux idées parallèles à celles de l’Etat, et élimine ceux qui le critiquent.  Par leur entremise, Weibo permet à l’Etat de parler à 252 millions de Chinois présents tous les jours sur son portail. Les grands médias, tels Quotidien du peuple, Xinhua ou China News Service les relaient dans leurs colonnes, ou sur leurs comptes Weibo en dizaines de millions de suiveurs.

Les suiveurs sont jeunes (80% ont 30 ans ou moins), citadins surtout des villes de 3ème ou 4ème catégorie (56%), et de sexe féminin (60%). Ces groupes sociaux gagnent bien leur vie mais s’ennuient : leurs villes de province offrent moins de loisirs que celles de la côte. Ils sont aussi défavorisés – les jeunes femmes sont moins payées et moins considérées que les hommes. Aussi, tous ces suiveurs deviennent clients du bavardage patriotique sur Weibo : il les distrait et leur offre une cause à suivre, un moyen de se valoriser. Nikkei remarque que cette source de slogans ne reflète pas forcément leur opinion : moins de 1% des comptes Weibo expriment des messages originaux. Les autres ne font que lire, et retwitter.

Conclusion du groupe de presse japonais : en éveillant ces alliés de l’ombre, Pékin a créé un outil d’une puissance inconnue, faisant vaciller et reculer des groupes et des personnalités jusqu’alors intouchables. Mais c’est une arme à double tranchant : de plus en plus, ces individus agissant en meute, prennent leur indépendance et se montrent audacieux face au régime même. Comme le dit l’écrivain Murong Xuecun depuis son exil en Australie, le risque est grand de voir à l’avenir ces « petits roses » perdre patience sur toute question où l’Etat ne leur donne pas ce qu’ils attendent. Si par exemple, les stratèges de Pékin retardent indéfiniment toute reconquête de Taiwan, ils risquent de muter en des fanatiques hors contrôle. Auquel cas le régime découvrirait, mais un peu tard, avoir joué aux apprentis sorciers !

 

Avez-vous aimé cet article ?
Note des lecteurs:
1.8/5
10 de Votes
1 Commentaire
Ecrire un commentaire