Politique : En Chine aussi, une autre époque à la porte

En Chine aussi, une autre époque à la porte

Alors que la Chine s’enfonce dans une crise matérielle et morale sans précédent depuis les années ’60 de la Révolution culturelle, deux penseurs chinois se penchent sur les causes de ce tournant que nul, dix ans plus tôt, n’aurait imaginé. Dans Le Monde, les économistes Di Guo et Chen Gangxu formés à Harvard et à Edinbourg proposent une explication : avec des institutions systématiquement copiées sur celles de l’URSS, la Chine a jusqu’au tournant du siècle réussi à concilier son régime et une forte croissance liée à son secteur privé. Mais en coupant la branche de la croissance privée, elle s’apprête, sans s’en rendre compte, à connaitre le même sort que son aînée russe.

A vrai dire, sa direction politique est partie d’un double pari. Sous l’angle de la technologie policière, elle savait pouvoir compter sur une infrastructure digitale sans précédent dans l’histoire de l’humanité, mettant à sa portée une mainmise sur tous les pans de sa société. Et d’autre part, la Chine s’était assez enrichie pour pouvoir se permettre de faire un temps l’impasse sur sa croissance et miser sur le renforcement du Parti ainsi que son assise à long terme sur le pays.

Une des causes du tournant opéré sous Xi Jinping a été la dette massive accumulée par les provinces pour soutenir leur développement. En concurrence les unes avec les autres, certaines ont soutenu des actifs privés, y compris des organes de presse quasi-indépendants qui ont connu une croissance fulgurante, et des conglomérats commerciaux aux ambitions planétaires. Mais un grand nombre des investissements mal calculés, redondants ou de prestige se sont avérés inefficaces, et ont fait rentrer le pays « dans un cercle vicieux d’effet de levier surdimensionné et de surcapacité ».

Le cas de l’immobilier est exemplaire : chaque gouvernement est devenu en pratique « le propriétaire foncier unique dans sa juridiction », puis pour maximiser ses gains financiers, a tout fait pour réduire l’offre, enchérissant ainsi les prix. De la sorte, cet immobilier chinois est devenu parmi les plus chers au monde, par rapport au revenu local. En même temps, une bulle gigantesque se créait.

En 2019 elle est égale à 300% du PIB, et est en train d’éclater. Pire, elle est « hypothécaire », ayant pris comme garantie ses actifs (voire ceux d’autres secteurs) : dès lors, faute de pouvoir se rembourser, cette dette déteint sur les banques et d’autres pans de l’économie. Ce mécanisme agit dans un cercle vicieux avec la faiblesse de la consommation intérieure. Il y a quelques mois, le Premier ministre Li Keqiang admettait que 600 millions de chinois vivaient à moins de 1 000 yuans (140€) par mois. Mais pour nos auteurs, ils sont 500 millions à gagner « parfois beaucoup moins que 1 000 yuans par mois », ce qui ne laisse pas grand-chose pour des dépenses autres que la survie. Ce mécanisme a été voulu au départ : l’Etat ayant voulu garder entre ses mains le pouvoir financier, et faire dépendre principalement la croissance de ses chantiers publics et des exportations, lesquelles aujourd’hui stagnent ou reculent en raison de la Covid.

La croissance insupportable de cette dette a convaincu le régime de museler le privé – c’est la fameuse campagne « anticorruption », « contre les mouches et les tigres », qui dure depuis 10 ans. Venue d’au-delà des frontières, une autre raison plus politique a joué : la multiplication à travers le monde de révolutions « de couleur » contre les régimes autoritaires. Cette menace démocratique l’a poussé à maltraiter son secteur privé et les éléments libres de son opinion (média, Internet). L’absence d’indépendance de la justice lui permet d’exproprier à sa guise, décourageant ainsi les investissements. Mais en supprimant ainsi la chance d’expansion de sa classe moyenne émergente, il supprimait de facto les conditions de sa propre durabilité – comme l’URSS avait supprimé les siennes. Tel est, selon nos auteurs, le diagnostic de la crise qui démarre.

C’est sans doute cette raison qui incite Joerg Wuttke, président de la Chambre de commerce européenne, a prédire pour 2023 une croissance chinoise maximale de 0,5%, loin des « 4 à 8% » attendus par le régime. Wuttke explique que ce sera « le temps pour le pays de procéder à des réformes fondamentales qui ne peuvent plus être reportées ». Autrement dit, si cette analyse est juste, la grande relance chinoise attendue en mars, devra souffrir un report indéfini, et c’est bel et bien à un changement d’époque, et de style, auquel la Chine doit s’attendre.

Avez-vous aimé cet article ?
Note des lecteurs:
4.15/5
7 de Votes
1 Commentaire
Ecrire un commentaire