Après son départ de Pékin où il vient d’officier comme correspondant du « Monde », Frédéric Lemaître nous livre « Cinq ans en Chine » (éditions Taillandier, janvier 2024), son évaluation sur ce pays d’1,4 milliard d’âmes. Un exercice tout sauf aisé, vu la pression qu’impose le régime sur sa population, exacerbée par Xi Jinping depuis son arrivée au pouvoir fin 2012.
Formaté à l’esprit de Descartes, l’Occidental a tendance naturelle à se cabrer contre toute répression du libre arbitre, au risque de faire du « China-bashing ». Dans son témoignage, Frédéric Lemaître propose une autre lecture du pays : la Chine n’a sans doute pas au même degré que l’Ouest la liberté de s’exprimer, mais elle a en revanche l’énergie vitale.
Loin de se sentir ligotés par un système totalitaire, les Chinois, quand on les interroge, affichent même une discrète satisfaction dans un sondage. Les 8,9% de « très mécontents » en 2003, sont devenus 4,3% en 2016, et les « satisfaits » qui étaient 86%, sont passés à 93,1%. Dans la même veine, les 35% de citoyens qui estimaient en 2011 leurs fonctionnaires « relativement honnêtes », ont doublé en cinq ans (65%).
Le journaliste l’explique dès les premières pages : démentant le poncif d’un pays sans individualités, cette Chine se révèle une mine de personnalités riches, expression des influences du régime mais aussi des religions, des régions et aspirations personnelles. Telle serveuse lesbienne et nationaliste semble avoir fait le choix d’un soutien au régime pour faire accepter son « coming out ». Tel paysan déclare son admiration envers la France, pour ses syndicats « qui défendent ses citoyens » (contrairement au syndicat unique de l’Etat chinois). Tel cadre du Parti murmure son rêve d’élire ses dirigeants au suffrage universel…
Au nom de ce constat, Frédéric Lemaître peut affirmer que le Parti ne contrôle pas tout, contrairement à la prétention de Xi Jinping, en 2017 lors du XIX Congrès, de le voir « tout diriger, de l’Etat aux affaires civiles, militaires et d’éducation, de l’Ouest à l’Est, du Nord au Sud et au Centre ».
Ce qui reste vrai par contre, est l’emprise glaçante du régime sur sa société, et sa chasse permanente à toute dissidence et toute corruption. La pression s’exerce plus encore sur les hommes de l’appareil, menaçant leur liberté voire leur vie-même. Frédéric Lemaître relate le cas de cadres se trouvant depuis des années sous l’épée de Damoclès d’une dénonciation, mais qui n’osent rendre leur carte du Parti. Ces cadres recourent alors à un stratagème en commettant sciemment une faute grave comme conduite en état d’ivresse ou visite d’une prostituée, à seule fin de se faire radier : tout sauf quitter le navire du pouvoir, au risque d’une accusation de trahison qui serait bientôt suivie d’un enlèvement, voire d’une mort sous la torture.
Le nombre de penseurs et essayistes condamnés à plus de 10 ans de prison, abonde, tel l’avocat Xu Zhiyong arrêté en 2020 puis condamné à 14 ans pour ses idées. Le tournant ultra-autoritaire de Xi s’applique à toutes les franges de la société, membres du clergé ou grands patrons. Frédéric Lemaître cite notamment Didi, consortium de taxis harcelé à partir de 2020, et frappé en 2022 par un milliard d’euros d’amende, à seule fin de le contraindre à sortir de la bourse de New York.
Pour autant, le courage politique ne disparaît pas. En février 2023, à l’Institut français de Pékin, un penseur ose évoquer les violences de la Révolution culturelle et affirmer que « toute grande nation doit se montrer capable de demander pardon » : remarque qui va à l’encontre de l’axiome implicite du Parti, celui de sa propre infaillibilité. Plus récemment, les 25-26 novembre 2022, les jeunes des villes se rebellent soudain et descendent dans les rues en défiant l’ordre de confinement anti-Covid. Ce faisant, ils dynamitent dans l’instant la stratégie de Xi Jinping de « zéro Covid », aveuglément pratiquée depuis plus de deux ans. Mais, remarque finement l’auteur, cette jeunesse se bat pour ses propres droits mais pas pour ceux des autres, ceux des églises, de Hong Kong ou du Xinjiang.
Onze ans après sa reprise des commandes, les succès de Xi Jinping abondent néanmoins. L’auteur cite le code civil adopté en 2020, les avancées technologiques dans de nombreux domaines tel le nucléaire et la nano-chirurgie, l’espérance de vie doublée entre 1949 et 2020 (à 77 ans en moyenne), un réseau ferroviaire à grande vitesse sur 42 000 km… Le plus grand succès demeure évidemment la disparition de l’extrême pauvreté dans les campagnes et surtout, l’enrichissement et son corollaire de l’environnement : la propreté, la sécurité, le recul de la pollution. L’opinion, au demeurant, évolue : en cinq ans, sous les coups de boutoirs répétés de la répression, les intellectuels ont tendance à se taire – mais la rue, elle, parle de plus en plus !
J’emprunte à l’auteur les mots de sa conclusion, un verdict sévère pour notre vieille Europe : « la Chine est devenue un pays où il fait bon vivre, en dictature certes, mais d’une dictature de la majorité, sous une bureaucratie compétente et travailleuse »… Et les Occidentaux face à cette émergence ? A eux de se réinventer… « d’écouter la Chine, d’apprécier sa polyphonie… et de ne pas se bercer d’illusions » !
Par Eric Meyer
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1 Commentaire
severy
23 janvier 2024 à 07:10Ah, un article du Maestro lui-même…