Le Vent de la Chine Numéro 3 (2024)

du 22 au 28 janvier 2024

Editorial : Indicateurs en série
Indicateurs en série

« Rebâtir la confiance ». Le mot d’ordre de la 54ème édition du Forum économique mondial ne pouvait pas mieux refléter le message porté par Li Qiang, qui se rendait à Davos pour la première fois en tant que Premier ministre, sept ans après le grand discours de Xi Jinping présentant la Chine comme la championne du libre-échange face à une Amérique qui venait d’élire Donald Trump.

Le n°2 chinois avait cette fois pour mission de rassurer les investisseurs de l’attractivité de son pays. « Choisir le marché chinois n’est pas un risque, mais une opportunité », a-t-il déclaré devant un parterre d’hommes d’affaires attentifs, conformément à la demande de Xi « de chanter les louanges de l’économie chinoise » formulée le mois passé.

Lors de sa visite en Suisse, Li Qiang était accompagné d’une imposante délégation de 140 personnes dont 10 cadres de rang ministériel ainsi que d’une belle brochette de chefs d’entreprise, comme le patron de Ctrip, celui du fabricant d’électroménager Hisense ou encore le PDG du n°1 mondial des batteries CATL, venus entendre de vive voix pourquoi les patrons de multinationales étrangères préfèrent désormais investir en Inde, au Vietnam ou au Mexique.

Misant peut-être sur un effet d’annonce, le patron du Conseil d’Etat a choisi Davos pour dévoiler en avant-première les derniers chiffres du PIB chinois : 5,2% pour l’ensemble de l’année 2023. Si ce résultat est conforme à l’objectif, qualifié de « modeste » par les économistes, de 5% que Pékin s’était fixé, ce n’est pas exactement un exploit étant donné l’effet de base très favorable d’une année 2022 ponctuée par de nombreux confinements, dont celui de Shanghai, l’un des principaux poumons économiques du pays. Ce chiffre de 5,2% est même bien loin de l’impression de récession économique que partagent certains Chinois. De fait, la croissance du PIB n’a été que de 1% au dernier trimestre 2023 par rapport au trimestre précédent, contre 1,5% au 3ème trimestre. Le cabinet Rhodium évoque même 1,5% sur toute l’année !

Il est donc clair que le rebond économique tant attendu n’a pas eu lieu : il y a eu peu de consommation dite « de revanche », l’heure était plutôt à la prudence pour les ménages chinois, préférant épargner en cas de coup dur. En conséquence, les prix à la consommation sont à la baisse ces trois derniers mois et atteignent 0,2 % sur l’année 2023, bien loin de l’objectif de 3 % fixé par Pékin. Ce phénomène de « déflation » peut vite se transformer en un cercle vicieux : baisse des prix, des salaires, des embauches, des investissements des entreprises… tandis que les dettes se trouvent plus lourdes à rembourser.

D’autres facteurs structurels sont à l’œuvre et viennent peser sur la croissance chinoise, comme la baisse de la population chinoise pour la deuxième année consécutive en 2023, soit 2,75 millions en moins. Si le déclin a été deux fois plus rapide qu’en 2022, c’est en partie à cause de la sortie brutale du « zéro Covid » fin 2022, entraînant en 2023 une surmortalité d’environ 10% selon les calculs de l’association Solidarité Covid – Français de Chine.

Mais le Bureau National des Statistiques (BNS) réservait au public une autre surprise : après six mois d’interruption, le taux de chômage des jeunes (16 à 24 ans) a été dévoilé avec une méthode de calcul « optimisée », laissant volontairement de côté les étudiants à la recherche d’un travail (à mi-temps). En décembre, ce taux était donc de 14,9%. Difficile d’en tirer quelconque conclusion, expliquent les analystes, qui préfèrent attendre quelques mois avant de se prononcer. Ils affirment néanmoins que ce nouvel indicateur pourrait bien sous-estimer le problème du chômage des jeunes. En effet, les jeunes diplômés pourraient bien décider de continuer leurs études faute de trouver un emploi…

Les vents contraires s’accumulent donc sur l’économie chinoise, ce qui poussent les experts à dire qu’un plus fort volontarisme de Pékin sera nécessaire en 2024. Pourtant, Pékin semble exclure jusqu’à présent tout stimulus plus conséquent. « En 2023, nous n’avons pas cherché à tout prix de la croissance à court terme au prix de risques à long terme », s’est justifié le Premier ministre à Davos. Il n’y a pas de raison que cela change en 2024.

Si le leadership boude un plan de relance orienté vers la consommation, il mise en revanche sur l’industrie, en finançant massivement la métallurgie, l’automobile et les équipements électriques, quitte à créer des tensions avec l’Union Européenne et les Etats-Unis qui craignent que ces surcapacités viennent happer leurs marchés. Les analystes doutent toutefois que cette stratégie suffise à compenser le dynamisme perdu du secteur immobilier qui représentait hier un tiers du PIB chinois…


A lire, à voir, à écouter : Quand la Chine nous éveillera
Quand la Chine nous éveillera

Après son départ de Pékin où il vient d’officier comme correspondant du « Monde », Frédéric Lemaître nous livre « Cinq ans en Chine » (éditions Taillandier, janvier 2024), son évaluation sur ce pays d’1,4 milliard d’âmes. Un exercice tout sauf aisé, vu la pression qu’impose le régime sur sa population, exacerbée par Xi Jinping depuis son arrivée au pouvoir fin 2012.

Formaté à l’esprit de Descartes, l’Occidental a tendance naturelle à se cabrer contre toute répression du libre arbitre, au risque de faire du « China-bashing ». Dans son témoignage, Frédéric Lemaître propose une autre lecture du pays :  la Chine n’a sans doute pas au même degré que l’Ouest la liberté de s’exprimer, mais elle a en revanche l’énergie vitale.

Loin de se sentir ligotés par un système totalitaire, les Chinois, quand on les interroge, affichent même une discrète satisfaction dans un sondage. Les 8,9% de « très mécontents » en 2003, sont devenus 4,3% en 2016, et les « satisfaits » qui étaient 86%, sont passés à 93,1%. Dans la même veine, les 35% de citoyens qui estimaient en 2011 leurs fonctionnaires « relativement honnêtes », ont doublé en cinq ans (65%).

Le journaliste l’explique dès les premières pages : démentant le poncif d’un pays sans individualités, cette Chine se révèle une mine de personnalités riches, expression des influences du régime mais aussi des religions, des régions et aspirations personnelles. Telle serveuse lesbienne et nationaliste semble avoir fait le choix d’un soutien au régime pour faire accepter son « coming out ». Tel paysan déclare son admiration envers la France, pour ses syndicats « qui défendent ses citoyens » (contrairement au syndicat unique de l’Etat chinois). Tel cadre du Parti murmure son rêve d’élire ses dirigeants au suffrage universel…

Au nom de ce constat, Frédéric Lemaître peut affirmer que le Parti ne contrôle pas tout, contrairement à la prétention de Xi Jinping, en 2017 lors du XIX Congrès, de le voir « tout diriger, de l’Etat aux affaires civiles, militaires et d’éducation, de l’Ouest à l’Est, du Nord au Sud et au Centre ».

Ce qui reste vrai par contre, est l’emprise glaçante du régime sur sa société, et sa chasse permanente à toute dissidence et toute corruption. La pression s’exerce plus encore sur les hommes de l’appareil, menaçant leur liberté voire leur vie-même. Frédéric Lemaître relate le cas de cadres se trouvant depuis des années sous l’épée de Damoclès d’une dénonciation, mais qui n’osent rendre leur carte du Parti. Ces cadres recourent alors à un stratagème en commettant sciemment une faute grave comme conduite en état d’ivresse ou visite d’une prostituée, à seule fin de se faire radier : tout sauf quitter le navire du pouvoir, au risque d’une accusation de trahison qui serait bientôt suivie d’un enlèvement, voire d’une mort sous la torture.

Le nombre de penseurs et essayistes condamnés à plus de 10 ans de prison, abonde, tel l’avocat Xu Zhiyong arrêté en 2020 puis condamné à 14 ans pour ses idées. Le tournant ultra-autoritaire de Xi s’applique à toutes les franges de la société, membres du clergé ou grands patrons. Frédéric Lemaître cite notamment Didi, consortium de taxis harcelé à partir de 2020, et frappé en 2022 par un milliard d’euros d’amende, à seule fin de le contraindre à sortir de la bourse de New York.

Pour autant, le courage politique ne disparaît pas. En février 2023, à l’Institut français de Pékin, un penseur ose évoquer les violences de la Révolution culturelle et affirmer que « toute grande nation doit se montrer capable de demander pardon » : remarque qui va à l’encontre de l’axiome implicite du Parti, celui de sa propre infaillibilité. Plus récemment, les 25-26 novembre 2022, les jeunes des villes se rebellent soudain et descendent dans les rues en défiant l’ordre de confinement anti-Covid. Ce faisant, ils dynamitent dans l’instant la stratégie de Xi Jinping de « zéro Covid », aveuglément pratiquée depuis plus de deux ans. Mais, remarque finement l’auteur, cette jeunesse se bat pour ses propres droits mais pas pour ceux des autres, ceux des églises, de Hong Kong ou du Xinjiang.

Onze ans après sa reprise des commandes, les succès de Xi Jinping abondent néanmoins. L’auteur cite le code civil adopté en 2020, les avancées technologiques dans de nombreux domaines tel le nucléaire et la nano-chirurgie, l’espérance de vie doublée entre 1949 et 2020 (à 77 ans en moyenne), un réseau ferroviaire à grande vitesse sur 42 000 km…  Le plus grand succès demeure évidemment la disparition de l’extrême pauvreté dans les campagnes et surtout, l’enrichissement et son corollaire de l’environnement : la propreté, la sécurité, le recul de la pollution. L’opinion, au demeurant, évolue : en cinq ans, sous les coups de boutoirs répétés de la répression, les intellectuels ont tendance à se taire – mais la rue, elle, parle de plus en plus !   

J’emprunte à l’auteur les mots de sa conclusion, un verdict sévère pour notre vieille Europe : « la Chine est devenue un pays où il fait bon vivre, en dictature certes, mais d’une dictature de la majorité, sous une bureaucratie compétente et travailleuse »… Et les Occidentaux face à cette émergence ? A eux de se réinventer… « d’écouter la Chine, d’apprécier sa polyphonie… et de ne pas se bercer d’illusions » !

Par Eric Meyer

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