
Les élections taïwanaises ont vu la victoire historique du Parti démocrate progressiste (DPP) à la présidence de la République de Chine : historique, car c’est la première fois qu’un même parti gagne trois fois les élections. Historique aussi parce que malgré la pression de la Chine et du Parti nationaliste chinois pour dire qu’une élection de William Lai serait une déclaration de guerre, les électeurs ont voté pour la version du statu quo pacifique offert par le DPP.
Ces élections ont révélé un rapprochement des trois grands partis sur la question des rapports avec la Chine. Le TPP, le DPP et le KMT ont tous les trois défendu le statu quo. Plus encore, chacun reconnaît que la position de l’autre est celle de la défense du statu quo : le KMT n’accuse plus nécessairement le DPP d’indépendantisme irrationnel et suicidaire et le DPP n’accuse plus forcément le KMT de réunionisme lâche et collaborationniste.
Dans son discours pré-électoral, Hou You-yi, le candidat du KMT ayant terminé second des élections avec 33% des voix, avait dit qu’il maintiendrait le « statu quo » en s’opposant à l’indépendance et à la politique chinoise « un pays, deux systèmes » appliquée à Hong Kong. C’est tout à fait notable car Pékin n’a rien d’autre à proposer que ce modèle et ce refus pourrait faire passer Hou du KMT que l’on dit pro-chinois pour un farouche indépendantiste.
En face, le statu quo du DPP se prévaut aussi d’être le seul permettant de maintenir la paix en renforçant la capacité dissuasive de la défense militaire de Taïwan. Or Hou You-yi lui-même a également dit qu’il voulait augmenter le budget militaire, contrairement à l’ancien président du KMT, Ma Ying-jeou qui souhaitait diminuer le budget et le temps de la conscription (passé de 4 mois à un an sous le deuxième gouvernement de Tsai Ing-wen). Enfin, le soir de sa victoire William Lai a tenu dès les premières minutes à rappeler qu’il « travaillerait très dur pour maintenir le statu quo ».
Première manifestation de cette attitude très prudente, la délégation américaine à Taïwan s’est faite sous le sceau de la visite privée. Le 14 janvier, soit 24h après les élections, l’ancien conseiller à la sécurité nationale Stephen J. Hadley et l’ancien secrétaire d’État adjoint James B. Steinberg sont arrivés à Taipei. Le lendemain, ils ont rencontré un certain nombre de personnalités politiques de premier plan et transmis les félicitations du peuple américain à Taïwan pour ses élections réussies, apporté leur soutien à la prospérité et à la croissance continue de Taïwan, et rappelé leur intérêt de longue date pour la paix et la stabilité entre les deux rives du détroit. Encore une fois, tout est donc fait pour promouvoir le statu quo et éviter de donner à la Chine des raisons de le changer.
Car, de fait, seule la Chine aujourd’hui veut changer le statu quo. C’est là une position difficile pour Pékin qui reproche en permanence à ces partenaires occidentaux de contrevenir « au principe d’une seule Chine ». Pourtant le « principe d’une seule Chine » fait partie d’un type de « statu quo » qui se définit par le maintien des relations entre les deux rives à un niveau d’équilibre pacifique : ce principe ne signifie pas nécessairement devoir changer le statu quo par la force.
A contrario, le « principe d’une seule Chine » tel que défini par Pékin signifie que Taïwan fait déjà partie de la Chine populaire. Donc puisque Taïwan est déjà chinoise, il ne devrait pas être nécessaire de l’envahir.
En somme, Taïwan et la Chine reconnaissent donc comme un fait ce qui n’existe purement et absolument ni dans un cas ni dans l’autre : le DPP affirme que l’indépendance de Taïwan n’a pas besoin d’être démontrée (c’est vrai mais ce n’est pas reconnu par la communauté internationale) et le PCC affirme que sa souveraineté s’exerce aussi sur Taïwan et que les relations entre les deux rives relèvent de la politique interne (c’est faux mais c’est accepté par la communauté internationale).
A moins que l’élection américaine en novembre ne vienne changer la donne…
On se rappelle que Trump avait téléphoné à Tsai Ing-wen en décembre fin 2016, risquant une crise politique majeure avec Pékin, et qu’il avait mis deux mois avant de revenir à une politique plus classique. Le milliardaire avait alors commencé à développer une politique économique agressive d’ « endiguement » de la Chine, surtout dans le domaine économique, que l’administration Biden a continué en la focalisant sur le domaine des hautes technologies. D’où la question légitime de savoir si, dans les cas où Trump resterait éligible et éviterait la peine de prison auquel il pourrait être soumis (que ce soit à cause de ses malversations financières ou de ses appels à l’insurrection), la rupture du statu quo pourrait venir de Washington ?
Selon Rorry Daniels, du Centre de recherche de l’Asia Society Policy Institute (ASPI) : « Le véritable scénario cauchemardesque de Pékin n’est pas nécessairement de voir William Lai remporter la présidence de Taïwan, mais c’est la combinaison de Lai et le retour potentiel de Donald Trump à la Maison Blanche ». Le premier étant déjà acté, le second apparaît aussi, au regard des sondages, et des premiers résultats des primaires comme une réelle possibilité.
Pourtant, rien ne dit que Trump 2 (si Trump 2 il y a) puisse vraiment ressembler à Trump 1 sur ce point. La première présidence Trump fut marquée par une très grande souplesse vis-à-vis de Moscou et une très grande dureté vis-à-vis de Pékin. Or, depuis l’amitié sans limite réciproquement promise par la Russie et la Chine début février 2022, quelques jours avant l’invasion de l’Ukraine, la stratégie américaine classique de vouloir séparer les deux pays historiquement communistes (jouer la Chine contre la Russie sous Kissinger ou sous Obama ou bien la Russie contre la Chine sous Trump 1) ne semble plus pouvoir être d’actualité. Il est vrai cependant que sur le plan opérationnel devoir soutenir à la fois l’Ukraine, Israël et Taïwan (même si c’est logique stratégiquement) pourrait être difficile et il semble probable que Trump, s’il est élu, laissera à l’Europe le soin d’aider l’Ukraine pour se concentrer sur Taïwan (dont le soutien a toujours été un fait bipartisan).
En outre, il semble hautement probable que la Chine augmentera sous la présidence Lai, encore plus ses manœuvres hostiles . En conséquence, les Etats-Unis seraient forcés de manifester leur présence de façon plus active si l’Amérique ne veut pas être exclue d’une région maritime clé – comme le rappelait encore Blinken dans son message pour Lai suite à son élection : « Il y a une raison pour laquelle cela [le maintien du statu quo] est important, [c’est] que 50 % du commerce mondial passe chaque jour par le détroit de Taiwan et que les semi-conducteurs fabriqués à Taïwan alimentent le monde de toutes les manières imaginables ». En fait, c’est 80% du commerce asiatique qui transite par ce détroit et sa privatisation par la Chine constituerait un goulot d’étranglement sans précédent.
Dans ces conditions, peut-on réellement attendre de Trump un changement du statu quo ? On sait que Trump est d’une nature « transactionnelle » : Taïwan peut-elle être pour Trump l’objet d’un « bon deal » avec la Chine ? Le problème, c’est que quand bien même Trump serait prêt à « abandonner » Taïwan pour pouvoir en retour obtenir quelque chose de « juteux », pour la Chine, cela n’est pas de l’ordre du négociable. Or, Trump semble ne détester rien de plus que le fait qu’il y ait des limites fixes et des principes définitifs, que tout ne soit pas à vendre. Que cela ne soit pas à marchander pourrait justement le pousser au rapport de force. Or, la Chine a besoin d’une provocation externe pour justifier une possible agression. Donc : Trump, cauchemar de Pékin ? Pas forcément…
D’ailleurs dans une dernière saillie, le 18 janvier, Trump, en réponse à la question de savoir si les Etats-Unis continueraient de soutenir Taïwan, a affirmé que Taïwan n’était pas forcément l’ami des USA parce que Formose leur avait « pris » l’essentiel de leur industrie des semi-conducteurs…
1 Commentaire
severy
23 janvier 2024 à 02:01Excellent article. Espérons néanmoins que les États-unis ne se transforment en dictature.