Petit Peuple : Yushutun (Heilongjiang) – David contre Goliath (1ère partie)

Un soir de janvier 2001, vers 19h, calfeutré derrière ses murs de brique près du poêle, Wang Enlin préparait la nuit du Nouvel an. Avec sa femme, il roulait et farcissait les traditionnels raviolis, s’arrêtant parfois pour siroter du thé vert et croquer des graines de tournesol avec les voisins en visite, quand soudain apparut une ligne blanche d’écume sous le rai de la porte, suivie par une marre d’eau fumante, qui monta de minute en minute. « De partout s’élevaient les cris des victimes du désastre » (āihóngbiàn, 哀鸿遍野). Tout Yushutun, village du Heilongjiang, était à l’eau ! Toute la nuit, tous durent s’activer à lessiver, mettre à l’abri leurs pauvres biens. Tous se mirent aussi à crier leur colère contre Qihua, l’usine chimique responsable de la catastrophe.

Depuis 20 ans, sur leurs terres, l’entreprise publique, l’« Usine Chimique de Qiqi’har » était spécialisée en bases industrielles telles que acide chlorhydrique, alcali, résines synthétiques et plus récemment en PVC, isolant électrique très en vogue en cette Chine en pleine expansion. En 2000, le Conseil de direction avait décidé d’en sextupler la production. Ne voyant en perspective que les futurs jobs à pourvoir, les villageois n’avaient pas protesté. Ce qu’ils ignoraient, était que la technologie fruste utilisée, rejetait dans la nature  10 tonnes d’eaux teintées d’acides et sels de mercure, pour 1 tonne de PVC produite. Ainsi, Qihua avait fait de 88 hectares de terre arable aux portes de Yushutun, qu’un cadre corrompu avait cédé pour une bouchée de pain, son champ d’épandage et bassin de décantation, sous les remugles fétides desquels la communauté avait dû vivre pendant 13 ans. Mais à présent, le filet de pollution venait de se muer en un tsunami de souillure jaillissant d’énormes tubes d’acier traité, soit 120.000 à 160.000 tonnes par an, sans renforcement du bassin ni précautions environnementales. Voilà pourquoi fumeroles et mousses acides débordaient dans les maisons et les lopins.

Le lendemain première heure, les familles s’ébranlèrent vers l’usine pour se plaindre à la direction – elles trouvèrent porte close. Elles tournèrent leurs pas vers le Maire et le Secrétaire du Parti, qui les reçurent. Mais ce fut pour leur signifier que Qihua était 100% dans son droit. Et puis au fond, elles devraient être heureuses qu’un si bel employeur enrichisse la région et fasse travailler leurs enfants… Indignés, elles mandèrent leurs délégués au bureau de l’Environnement, dont Wang Enlin.  Mais sourire en coin, le directeur les gratifia de la phrase assassine, « prouvez-moi que vous avez subi un dommage » ! Car c’était bien leur point faible : ces pauvres diables étaient à des années-lumière de savoir rédiger leur défense, avec des arguments techniques indéboulonnables, dans la langue et les formes recevables par les tribunaux. « Je savais qu’on était dans notre droit, se remémore  Wang, mais dans nos têtes, tout était flou, sur la loi et sur les effets précis de cette pollution sur nos champs, nos bêtes, notre santé ».

Quelques matins plus tard, enfonçant le couteau dans la plaie, la mairie, en collusion avec le pollueur, réveilla le village par cette nouvelle diffusée au réseau de haut-parleurs : « pour régulariser la situation », loin de mettre Qihua à l’arrêt, la mairie lui « prêtait » 28,5 hectares de terre communautaire pour 27 ans, et 86 hectares de terre arable et de prairies – l’usine à l’étroit, s’agrandissait.

Poussé par un sentiment d’indignation plus fort que tout, Wang Enlin prit alors les choses en main. Il réunit les autres chefs de famille, qui étaient restés figés dans la peur et l’indécision. Il les convainquit de se battre pour leurs droits. Avec la plume de l’instituteur, ils rédigèrent leurs doléances au Bureau des pétitions, à Pékin. Trois semaines plus tard, une réponse tomba, qui transmettait le dossier au Bureau de l’Environnement de Qiqi’har,  un niveau plus haut. L’instance réagit en un temps record. Trois jours plus tard, elle convoquait les plaignants pour leur signifier son verdict : oui, il y avait eu pollution, non, il n’y avait pas eu de dommages. Erga, vis-à-vis de Qihua, aucune mesure n’était nécessaire. Pire, le directeur prit à part Wang Enlin, l’homme qui lui avait été signalé comme l’auteur de la dissidence, et lui confia narquois : « vous pouvez vous plaindre jusqu’à Bouddha-même – mais à la fin, votre démarche aboutira toujours chez moi, et c’est toujours comme ça qu’elle va finir – tenez-vous le pour dit ! ». Sur ce, il prit sur son bureau la plainte du village et l’injonction du bureau pékinois, et les déchira en 1000 morceaux avant de les jeter à la poubelle – l’audience était terminée ! Ainsi, le cacique avait voulu désespérer les plaignants. Qihua était un poids lourd pesant 2 milliards de yuans, le plus gros contributeur aux impôts dans la région, avec plus de 120 millions de ¥ par an. Il était aussi filiale de ChemChina, n°2 chinois, 29ème mondial… Une telle baronnie rouge ne pouvait s’abaisser à barguigner avec une bande de cul-terreux !

Or, là, l’impensable eut lieu : Wang Enlin ne baissa pas les bras et décida de poursuivre la lutte, et d’en faire l’objectif de sa vie. A la librairie, il se mit à lire, l’un après l’autre, les traités de droit. Il y passa une ou deux heures par jour, des mois, puis des années durant – cela devint une obsession. Avec ses trois années d’école primaire, il n’y comprenait rien, mais au point où il en était, peu lui importait – c’était la longue marche glorieuse. Il investit dans un dictionnaire (ce fut le seul ouvrage qu’il acheta) pour décrypter les termes barbares qui émaillaient ces lois et commentaires. Le libraire sympathisait à sa cause, mais se plaignait de temps en temps : ce n’était pas une bibliothèque, ici ! Pour compenser, Wang Enlin lui apportait ce qu’il avait—un sac de maïs par-ci par là…

Pour connaître la suite des aventures de Wang Enlin, autodidacte juridique, nous vous invitons à lire l’épilogue la semaine prochaine !

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1 Commentaire
  1. severy

    Soit Wang devient avocat (non, pas au barreau de sa future geôle!), prof de droit à Beida puis ministre de la justice, soit il périt noyé dans le tsunami chimique suivant qui ravage son taudis à loyer modéré.

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