Petit Peuple : Huainan – un prince de la cloche, polyglotte

Mendiant de son état, Xie Haishun, alias « Shazi, l’idiot», traîne depuis 50 ans sa dégaine à travers Huainan (Anhui), son cou hâlé et sa bedaine ventripotente sous ses guenilles. Mais la ville l’aime bien, et en est fière, du fait de son talent : à 70 ans, il fait la manche en français et en coréen, ou bien dans les langues de Kawabata, de Dostoïevski, de Shakespeare et bien sûr, de Confucius.
Pour quelques piécettes, Xie vous sortira un petit « xie xie », un « uj spacibo » russe pour un yuan, un « domo arigato » pour deux, un « merci Monseigneur » pour cinq, et à partir de 10, vous gratifiera d’un triomphal « see you tomorrow, Comrade ». Les guides lui amènent leurs groupes pour un show au mégaphone : il est l’attraction d’une ville qui, sans lui, s’ennuierait bien plus.
Par quel miracle Xie s’est-il approprié ce don ? En découvrant dans une poubelle, 10 ans plus tôt, un vieux walkman, une cassette d’anglais complétée d’un manuel maculé de graisse. Tout cela avait donné à notre homme l’envie d’apprendre la langue. Il en était capable, il le sentait, en répétant sans faute les phrases crachotées par le haut-parleur. Aussi, en s’appropriant la langue-reine des affaires, il gravissait l’échelle sociale, et gagnait la bataille contre l’ennui des heures à ne rien faire. Au passage, il faisait la nique au destin – quand on mendie, on n’est pas supposé étudier. En un mot, en bachotant, il se retrouvait, et se refondait.
C’est fou ce qu’on trouve dans les ordures des bourgeois, pourvu qu’on se donne la peine d’aller y gratter. Patience aidant, l’idiot trouva des méthodes pour chacune des langues qu’il avait décidé d’apprendre. Et le succès venant, il se mit à mieux nourrir sa famille d’adoption, une pauvresse, cinq enfants à demi-handicapés qu’il avait ramassés au bord du chemin. Car tout démuni qu’il soit, Xie n’avait jamais quitté son rêve d’enfant, d’améliorer le sort de l’humanité.
Xie Haishun se professionnalisa. Weibo, le Twitter chinois, finit par déchirer le voile et assurer sa célébrité. Les journalistes se rendirent à sa masure : éberlués, ils découvrirent que ce « pauvre » redistribuait aux autres l’essentiel de ce qu’il recevait. Ils le virent le soir dans sa guitoune, donner la becquée à son « fils » squelettique, paralysé dans le sofa défoncé. Ils le virent au fil des années déposer des dons de 200 yuans à la Croix Rouge, pour les victimes du typhon Morakot (2009), et des séismes de Yushu ou même d’Haïti (les deux en 2010). Ce qui depuis, fait vrombir furieusement la Chine sur le web, entre les optimistes (« non, le pays n’est pas qu’une immense collection d’égoïstes sans cœur ! ») et les pessimistes (« ceux qui donnent, sont ceux qui ont le moins »)… Du coup, pour Xie, le ciel se dégage : Weibonautes et associations jouent des coudes pour l’aider à qui mieux mieux, offrant livres, coupes de cheveux, paniers d’œufs ou même, cet été, une opération de la cataracte (par la Croix Rouge, soucieuse de redorer son blason, suite à quelque scandale)…
Aujourd’hui, les media se penchent sur son passé mystérieux. Les plus doctes et mieux renseignés déterrent un drame émouvant à souhait. Dans les années ’50, fringant et excellent lycéen, le jeune Xie en aurait follement pincé pour une donzelle aux traits et aux lignes affolantes, mais plus douée pour la pavane que pour les études ou pour le cœur. Pour battre ses rivaux, il aurait tenté un pari bien trop dangereux : lors du concours de fin d’études, d’entrée à l’université, inverser leurs noms sur les copies.
Résultat : elle fut admise tandis qu’il restait sur le carreau, puis elle l’abandonna, « démolissant le pont après avoir passé le fleuve » (过河拆桥 guò hé chāi qiáo). Juste après, le décès de sa propre mère scellait sa destinée de clochard, de l’autre côté du pont – pour y découvrir d’abord une liberté nouvelle, puis en fin de parcours, des honneurs peut-être plus désirables que la vie rangée dont il avait rêvé !

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