Petit Peuple : Yan Yuqiang réinvente les Restos du cœur

À Changfeng (Anhui) en janvier 1993, Yan Yuqiang et Zuo Jiamei, couple de paysans sautèrent le pas, tout comme 10 millions de compagnons de misère chaque année, partant refaire leur vie à la ville : ils n’allèrent pas bien loin, s’arrêtant à Hefei, la capitale provinciale. 

Sans grande imagination, ils louèrent une chambre dans un hôtel borgne à quelques pas de la gare, rue de la Montagne Jingting. Après avoir fait leur stock de farine de blé, marmites, louches, douzaines de bols et d’un carton de baguettes jetables, ils ouvrirent « Au bol sous le ciel », leur bouiboui de nouilles étirées. C’était la fête du printemps, date choisie pour son aspect propice.

Même à 3 mao la ration, nourrir ces hordes de migrants hirsutes et en haillons qui dévalaient devant chez eux affamés, sortis des trains, tel un torrent furieux, n’était pas un mauvais calcul. Aussi le commerce alla-t-il rondement : jusqu’à tard le soir, leur petit restaurant ne désemplissait pas, leur laissant un joli bénéfice. Mais bientôt eut lieu l’incident : au moment de payer, un client, sourire mortifié, s’excusa devant la patronne : « Grande sœur, j’ai été détroussé et n’ai plus ma bourse… Que faire ? » Yan et Zuo n’étaient point du genre avare ni haineux : plutôt que d’appeler la police, ils le laissèrent filer. 

Mais ce fut pour voir se reproduire ensuite les cas de grivèlerie que la morale leur proposait de financer, croissant en courbe hyperbolique d’année en année. Au début, bon prince « c’est normal » dit Yan, «avec tous ces voleurs autour de la gare. Mais pour un bol de nouilles, on ne va tout de même pas faire coffrer tous ces pauvres bougres…». Et c’est ainsi qu’ils continuèrent à offrir la « soupe populaire privée » – toujours plus.

Un soir intervint une variante inattendue. Alors que résigné las, Yan faisait décamper un 1000ème insolvable, un autre gaillard, client régulier, allongea depuis sa table voisine 3 biffetons roses à l’effigie de Mao, ceux de 100¥, tout en faisant ce commentaire laconique : « c’est pour ceux qui peuvent pas payer. Quand vous serez à sec, faites signe, je rechargerai ». Buté, l’inconnu refusa de s’identifier autrement que par son pseudo internet. Aussi les tenanciers purent ajouter à leur enseigne: « grâce au sponsoring d’un ‘surfeur serviable’, on nourrit les dérobés ».

Ils auraient pu s’en douter : six mois plus tard, ils faisaient face à une prolifération de clientèle à l’œil. Chaque jour au bas mot une demi-douzaine d’insolvables, passés du pickpocket au pique-assiette à demeure, et se prétendant volés-à-la-tire, récidivistes contre toute vraisemblance. Au fil du temps, d’autres soutiens se présentèrent, attirés par les réseaux sociaux et le bouche-à-oreille. 

Nombre de curieux vinrent prendre un bol de nouilles, et payer en laissant la monnaie. Les média passèrent aussi : trônant à son comptoir, Zuo Jiamei leur resservait sa formule, embellie à chaque passage. « Un bol de nouilles pour nous, c’est rien, mais pour ceux qui se sont fait dérober, c’est le geste d’entraide qui leur permet de se relever ». D’autres anonymes se succédèrent. Hier encore, une fille est venue offrir 200¥, sans vouloir consommer, juste pour dire : « continuez ! ». 

Du coup, pas de doute, c’est un nouveau business, une mutation du métier qui se profile, qui pourrait bien annoncer celle de la société entière. Sur le cahier d’écolier qui lui sert de compta, Zuo a tiré une colonne spéciale pour les bols en obole. Elle indique le quota, la limite à ne pas franchir, au risque de compromettre l’existence de leur commerce: « sur nos 1000¥ de chiffre par jour, 40% sont notre bénéfice, qui nous fait vivre avec notre fils, après paiement des charges ». Il faut dire que le bouiboui a failli fermer plusieurs fois, menacé de saisie. 

Et c’est ainsi qu’ « Au bol sous le ciel » se retrouve dans l’œil du typhon qu’il a lui-même invoqué, déchiré entre la moitié de l’humanité qui veut l’exploiter et celle qui veut le soutenir. C’est aussi un vaste débat qu’il a initié sur le rôle de l’argent dans la vie des Chinois, à un moment critique de leur développement. Tout cela pour avoir réinventé en ce pays, les Restos du cœur chers à Coluche. Après 30 ans de matérialisme forcené, c’est le retour de l’altruisme par la petite porte, « une quête du bien commun dans l’oubli de soi » (大公无私, dà gōng wú sī). Notons dans cette fable, une force symptomatiquement absente: la police qui, si elle avait fait son travail en arrêtant les voleurs, aurait évité au restaurant tous ces tracas. Mais ceci est un autre histoire… 

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  1. Jean

    Hefei. J’ai pris note. Le temps d’acheter un réchaud au butane et un wok et je me pointe!

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