Petit Peuple : Shizhu — le médecin obstiné

En 1962 à Shizhu (bourgade dans Chongqing), Chen Zhenfu était médecin aux pieds nus, un de ces milliers de paysans infirmiers dont la qualité tenait plus au volontarisme révolutionnaire qu’aux études anatomiques, ce qui lui valait parfois des échecs face à ses malades.

Vers 1968, en pleine Révolution «culturelle» qui  empoisonnait tous les liens sociaux, un certain Tang, jurant de se venger du toubib maladroit, l’accusa publiquement d’avoir abusé dans son dispensaire d’une dizaine de patientes. Garde rouge virulent, l’homme faisait la pluie et le beau temps : Chen n’eut aucune chance ! 100 fois rossé, il fut condamné après parodie de procès à trois ans de «contrôle des masses», interdit d’exercer, assigné à comparaître devant d’ignobles meetings où il subissait insultes, horions et jets de pierre. Comme il s’était juré de n’avouer jamais, on en fit un bouc émissaire, qu’on traînait dans les rues de Shizhu un panneau pendu au cou, disant « je suis un pervers sexuel ». Devant 10.000 personnes, un jour, un soldat lui avait pressé le crâne au sol, de son godillot, pour lui faire cracher l’aveu : «jamais!», avait-il crié, fermant les yeux, persuadé que sa dernière heure était venue…

Pour le punir de ne pas s’être humilié en implorant sa grâce, on lui avait collé 8 ans de plus, au terme de la 1ère peine. Aujourd’hui encore, le vieillard redresse le front : «Je ne pouvais admettre ce que je n’avais pas fait ».

N’osant se rendre à l’hôpital après les coups, le docteur déchu se soignait aux décoctions d’herbes de montagne —qui le laissèrent estropié, comme sa femme, tabassée parce qu’elle le défendait. Leurs sept  enfants, brimés par les «copains», s’enfuirent de l’école dès qu’ils purent, analphabètes.

Si Chen Zhenfu avait tant de misère, c’est que son calomniateur était un petit chef, que nul ne pouvait contredire sans danger. Le plus sûr moyen d’éviter le sort de Chen, était d’aboyer avec les loups. En chinois, cela se dit «montrer le cerf pour désigner le cheval» (zhǐ lù wèi mǎ 指鹿为马)… C’était la « longue et dure guerre entre violence et vérité », de Blaise Pascal…

En 1973, sentant que le mouvement s’épuisait, Chen passa à la contre-attaque, déposant en justice des demandes en révision à la chaîne. Il tenta de monter à Pékin, espérant en appeler auprès de Mao : mais ses tortionnaires le rattrapèrent, et le battirent encore.

1976 vit planer un espoir : on allait lui rendre sa pratique, et le verdict serait infirmé. Mais ce fut pour mieux l’accuser ensuite, d’être de la bande des quatre – tout était à recommencer.

En ’78 enfin vint la réhabilitation, assortie d’une famélique pension de cadre. A l’aide de sa femme et de ses deux fils, il pouvait enfin rouvrir un cabinet. Mais le texte omettait de résilier le verdict infamant des pseudo-viols. La justice préférait peut-être laisser l’accusa-teur Tang vivre en paix le temps le séparant encore de ses ancêtres. Et éviter de faire planer toute ombre sur l’Etat…

Enfin, dit Le Soir de Chongqing, Chen vient d’obtenir satisfaction : 40 ans après… . Le tribunal de Shizhu l’absoud, quoiqu’en d’étranges termes – toujours selon ce souci d’épargner la chose publique : oui, l’accusation de viol était fausse, mais Zhenfu était lui-même un «obstiné», à qui la Cour donne raison, juste pour satisfaire son caprice enfantin…

Mais qu’importe cette dernière mesquinerie : à la lecture du jugement, Chen pleurait de soulagement, témoignant qu’il pouvait mourir désormais l’âme en paix. Tandis que témoins et journalistes ébahis, goûtaient avec lui la victoire de cette rui-ne humaine, ayant sauvé sa dignité contre un demi-siècle de méchanceté.

 

 

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