Petit Peuple : Pékin – Liang Shi : Objectif gaokao

Pékin – Liang Shi : Objectif gaokao

Comme lors des 26 tentatives précédentes, Liang Shi est parti très tôt ce matin, attendre devant le centre d’examens. À 57 ans, il passe le gaokao (高考, gāokǎo – équivalent chinois du baccalauréat) pour la 27e fois afin de réaliser son rêve : obtenir une place à l’Université du Sichuan, devenir un étudiant, futur diplômé.

Autour de lui, les jeunes bacheliers le dévisagent en silence, encore un « entêté du gaokao », un « gāokǎo dīngzihù » (高考钉子户) ! Certains lui sourient, d’autres le méprisent. Quelques-uns imaginent même la place précieuse qui leur passerait sous le nez si d’aventure il réussissait cette fois-ci. Liang Shi n’en a cure. Comme à chaque fois qu’il se présente, il arrive avec beaucoup d’avance, patiente, ses papiers d’identité à la main, et se remémore les tentatives précédentes. C’est devenu un rituel, dominé par une image, celle de son grand-père paternel sur son lit de mort, la figure creusée, ses dernières forces jetées dans un chuchotement adressé à son petit-fils : « Ne fais pas comme ton père, étudie ! »

De manière paradoxale, c’est sa mort et le chagrin qui s’ensuivit qui fut invoqué pour expliquer le premier échec de Liang Shi à l’examen cette même année. Il avait été éduqué par ce grand-père, propriétaire d’une maison de thé à Chengdu. C’était un vieil homme fin, profondément attaché à ce vieil établissement, dans la famille depuis plusieurs générations, lieu de rencontres et de débats passionnants, temple de traditions séculaires comme la cérémonie du thé. Toute une culture que son fils unique, le père de Liang Shi, avait rejeté en bloc. Peu enclin aux études, une jeunesse balayée par la fièvre maoïste, il s’était opposé à son père, voulait fermer la vieille maison de thé familiale dans sa chasse aux « quatre vieilleries » (vieilles habitudes, vieilles coutumes, vieilles idées et vieille culture). Mais, comme la plupart des maisons situées dans le Sichuan, berceau de la théiculture en Chine, l’établissement familial résista et ne fut pas fermé. De dépit, le fils avait décampé avec sa jeune épouse vers des lendemains plus radieux, laissant son nouveau-né aux bons soins de ses parents.

Comme Liang Shi avait aimé cet endroit ! Le crépitement des bouilloires, les discussions animées, les nettoyeurs d’oreilles, les colporteurs qu’il connaissait tous, les spectacles sur la petite scène au-dessus du comptoir. Par son refus de revenir à Chengdu et de reprendre l’affaire, son père avait condamné la maison et Liang Shi avait dû rejoindre ses parents à Pékin, dans un deux-pièces miteux. Les dents serrés, révolté, il s’était promis d’honorer la mémoire de son grand-père en faisant des études.

Le premier échec fut suivi de deux autres et ses parents, inquiets, l’avaient persuadé d’entrer dans une école technique. Ils avaient du mal à assurer les fins de mois et souhaitaient qu’il trouve un travail au plus vite. Le bruit des machines l’avait fait fuir et il était reparti dans ses livres, vivant de petits boulots, comme son père finalement, et cela le faisait enrager. Il s’était marié, avait eu à son tour un fils, mais rien ne le détournait de son objectif, idiot pour certains, admirable pour d’autres. Licencié d’une usine de bois, il était devenu représentant commercial puis entrepreneur d’une usine de matériel de construction, devenant ainsi millionaire. Malgré une vie professionnelle intense, il s’est réjoui de la levée de l’âge limite pour passer le gaokao en 2001 et s’est plongé à nouveau dans ses livres. Entre 2010 et 2022, il s’est présenté chaque année, sans succès. Après l’avoir lui-même obtenu en 2011, son fils lui a fait part de sa gêne à voir son père s’acharner. Sa femme, elle, ne dit rien. Il prend cela pour un encouragement. Avec l’âge, le programme que s’impose Liang Shi devient difficile à tenir : lever tôt, révisions dans la maison de thé d’un ami – l’odeur, les bruits, tout lui rappelle son enfance – qui lui garde une table, retour chez lui entre 21h et 22h. Tout têtu qu’il est, il sait ne pas pouvoir continuer longtemps sur ce rythme. Peut-être faudrait-il ne pas se fixer uniquement sur l’Université du Sichuan cette année et élargir un peu ?

Il y a une semaine, un cousin venu leur rendre visite, l’a mis en rage, se permettant de le critiquer ouvertement : à quoi servait cet entêtement ? À son âge, ne pouvait-il pas tirer la leçon de ses échecs ? Mais de quoi se mêlait-il, le cousin ? Tant que la loi le permettait, il irait, il ne faisait de mal à personne. Et puis, un rêve sert-il à quelque chose ? Une promesse se contente-t-elle d’un échec ? Non, a-t-il répondu au cousin, il tirerait la leçon de ses propres échecs sur son lit de mort, tout occupé qu’il était à tirer encore la leçon des échecs d’autrui, en l’occurrence ceux de son père mais il ne l’a pas précisé. Comprenne qui pourra, la discussion était close.

Liang Shi s’est redressé, les grilles s’ouvrent enfin, peut-être que cette fois-ci…

Par Marie-Astrid Prache

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1 Commentaire
  1. severy

    Belle histoire. S’il réussit son bac, les paris sont ouverts pour savoir combien de décennies il lui faudra pour réussir la 1ère année à l’université.

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