Pas plus tard qu’en mars dernier, sous l’égide de la Chine, l’Arabie Saoudite et l’Iran restauraient leurs relations diplomatiques suspendues en 2016. Cette victoire diplomatique de Pékin tentait de montrer que la Chine pouvait aussi agir comme « gendarme du monde » et être une puissance de paix. Alors que le Proche-Orient s’embrase à nouveau, et que le devenir de cet accord est en jeu, comment la Chine perçoit-elle son rôle dans le monde ? Le discours de la Chine le 22 septembre à l’ONU, en est une bonne indication.
Par la voix de son vice-président Han Zheng, la Chine déclare aux dirigeants du monde réunis qu’elle se considère comme faisant partie du « Sud global », affirmant qu’elle s’identifie aux objectifs et aux défis des pays les moins développés et leur offre une alternative à « l’hégémonie occidentale ». « En tant que plus grand pays en développement, la Chine est un membre naturel du Sud. Elle respire le même souffle que les autres pays en développement et partage le même avenir avec eux », a déclaré Han, qui a également souligné que son pays (contrairement donc aux puissances occidentales) soutient la voie de développement de ces nations « conformément à leurs conditions nationales. »
Ce discours marque la rupture officielle de la Chine avec la mondialisation dite « occidentale ». On est très loin du discours de Xi Jinping à Davos en 2016 qui avait rendu extatiques les commentateurs du monde entier. Il y a sept ans, le président Xi Jinping défendait vigoureusement le libre-échange, soulignant le désir de Pékin de jouer un rôle mondial plus important alors que les États-Unis se repliaient sur eux-mêmes, et mettant en garde les autres pays contre la poursuite aveugle de leurs intérêts nationaux. Le président du World Economic Forum avait alors dit : « Dans un monde marqué par une grande incertitude et une grande volatilité, le monde se tourne vers la Chine ».
Aujourd’hui, ce n’est plus le monde qui se tourne vers la Chine, mais la Chine qui se détourne du monde tout en masquant ce détour par le recours à un des termes à la paternité la plus disputée du moment : celui de « Sud Global ». On pourrait certes soutenir que le fait de se détourner de l’Occident n’est pas équivalent à se détourner du Monde puisque l’Occident n’en serait qu’une petite partie. On pourrait même qualifier d’« ethnocentrique » le fait de présenter cette volonté de « fédérer » le « Sud Global » comme un retrait vis-à-vis du Monde. Sauf qu’une telle critique oublie une chose : le « Sud Global » dont la Chine se réclame n’est pas vraiment « global » en sa « sudité » même. Ce dont la Chine se réclame en se réclamant du « Sud Global » n’est pas d’un ordre mondial supérieur, mais d’un repli sur la souveraineté de chaque nation qui se donne le droit au niveau local de ne plus respecter le droit universel. L’idée d’un développement « conformément aux conditions nationales » illustre ce point.
Sous couvert de proposer une « alternative à l’Occident » (un cri de ralliement toujours efficace, même en Occident), il s’agit de promouvoir un développement sans autre but ni valeur que lui-même : le développement de chaque nation doit correspondre aux valeurs de chaque nation ; aucun droit universel humain ni aucune règle transnationale (climat, biodiversité, etc.) ne doit contraindre la volonté de chaque pays de défendre son propre peuple (au potentiel détriment de tous les autres). Ce n’est pas un hasard si la Chine refuse de négocier avec les Etats-Unis sur le climat malgré la nécessité et l’urgence, malgré le fait que la Chine produise presque un tiers des émissions mondiales. Pékin a rejeté les tentatives de Washington de traiter le changement climatique comme une « oasis » diplomatique pouvant être séparée des tensions géopolitiques plus larges. Même ce qui touche chaque être humain partout sur la planète et non seulement les hommes et femmes vivant aujourd’hui, mais aussi tous ceux encore à naître, même cela, à savoir l’environnement, le global par excellence, doit être soumis aux diktats de la souveraineté locale et sa spécificité politico-culturelle.
Il y a pourtant plusieurs éléments qui viennent compliquer encore ce discours sur le « Sud Global » qui se rapporte aux nations du monde qui sont moins développées et moins riches. En effet, les dirigeants d’un certain nombre de grands pays en développement, dont le Brésilien Luiz Inacio Lula da Silva et l’Indien Narendra Modi, se sont récemment présentés comme des dirigeants autour desquels le Sud pourrait se rassembler.
En janvier 2020, l’Inde avait accueilli un sommet virtuel spécial, appelé Sommet « La Voix du Sud mondial » ayant pour objectif de rassembler les pays du Sud et de partager leurs points de vue et priorités sur une plate-forme commune. De même, avant le G20 à New Delhi, le Premier ministre Narendra Modi avait déclaré : « Nos priorités du G20 seront définies en consultation non seulement avec nos partenaires du G20, mais aussi avec nos compagnons de voyage dans les pays du Sud, dont la voix reste souvent ignorée ». Le recours à cette rhétorique ne signale donc pas seulement un monde fragmenté, il exprime une fragmentation du « Sud Global » lui-même. D’ailleurs, on peut se demander si, en se posant en leader du Sud Global contre l’Europe et les Etats-Unis, la Chine ne vise pas moins l’Occident que l’Inde…
A cet aspect géopolitique s’ajoute la question économique : est-ce que la Chine avec son PIB de 18 000 milliards de $ doit réellement être considérée comme faisant partie du Sud ? L’Inde a tranché : lors du sommet de janvier 2023, 125 pays du Sud Global étaient inclus, mais la Chine n’en faisait pas partie. De fait, l’économie mondiale a connu au cours des dix dernières années, une croissance de plus de 35 % et la part de la Chine dans le PIB mondial en 2023 était de 18,9 %, contre 14,5% pour l’Union Européenne et 15,4% pour les États-Unis.
La première puissance mondiale en termes de parts de PIB et en termes de pourcentage de CO2 peut-elle vraiment encore se définir comme faisant partie du « Sud Global » ? De ce point de vue, cette volonté de se poser en héraut et émissaire du monde non-occidental pourrait n’être qu’une manière d’esquiver la douloureuse question de la requalification de la place de la Chine au sein des institutions mondiales et notamment à l’OMC en tant que pays en développement. Le 8 juin, la commission sénatoriale américaine chargée des relations étrangères a approuvé la loi mettant fin au statut de nation en développement de la Chine. Le 9 juin, la Chine répondit que « le statut de la Chine en tant que plus grand pays en développement du monde est ancré dans les faits et le droit international ». En effet, classer la RPC comme économie en développement lui permet de bénéficier d’une série d’avantages spéciaux destinés à contribuer à réduire le fardeau financier des pays membres à faible revenu (dans le cas de la Chine, ce traitement a réduit la contribution budgétaire annuelle de la RPC de près de 50 millions de $ en 2023). Quoi de mieux pour préserver le statut de pays en développement que de se dire le représentant du « Sud Global » ?
Enfin, dernière note discordance à ce discours de leadership du Sud Global dévolu à la Chine est le fait que Xi Jinping après avoir esquivé le G20, a aussi fait une croix sur l’Assemblée générale de l’ONU. Certes, ni le président français Emmanuel Macron, ni le premier ministre britannique Rishi Sunak, ni le président russe Vladimir Poutine n’y furent présents (ce dernier ne pouvant se rendre à New York sans être mis aux arrêts). Mais ils avaient chacun dépêché leur ministre des affaires étrangères. Or, Han Zheng ne représente pas seulement la Chine à la place de Xi Jinping mais aussi celle de Wang Yi, nouveau Ministre des Affaires étrangères chinois après la disparition de Qin Gang (ministre de décembre 2022 à juillet 2023). Ce qui ressemble à une crise du leadership chinois s’accommode mal de la prétention à incarner le « Reste » contre « l’Ouest ». Alors que la Chine est appelée pour faire pression sur l’Iran dans le conflit entre le Hamas et l’Armée israélienne, quel Sud la Chine entend donc représenter, voire défendre ?
Sommaire N° 33 (2023)