Société : Firmes et citoyens « triple A »

« Système orwellien » ou « solution miracle », le crédit social suscite craintes et fantasmes.  

Initiative souvent attribuée au Président Xi Jinping, c’est en fait son prédécesseur Jiang Zemin qui fut le premier à évoquer, dès 2002, le « système de crédit social » ou SCS (社会信用体系). A cette époque, alors que la Chine se préparait à entrer à l’OMC, des entreprises américaines exprimaient le besoin de pouvoir mieux évaluer la santé financière de leurs partenaires chinois. Deux jeunes chercheurs, Liu Junyue et Gao Lu, furent donc envoyés en 1999 étudier les systèmes de « credit score » des entreprises aux Etats-Unis et en Europe. Ils en revinrent avec l’ambition d’aller plus loin en intégrant à cette notation une composante sociale.

Dévoilé par le Conseil d’Etat en 2014, le SCS ambitionne de promouvoir une valeur traditionnelle en perte de vitesse : l’intégrité. L’objectif affiché est de répondre aux maux récurrents tels les scandales alimentaires, les médicaments frelatés, les salaires impayés et les incivilités… Il devrait être mis en place en fin d’année prochaine. Samantha Hoffman de l’Australian Strategic Policy Institute, relativise toutefois cette échéance : « 2020 n’est pas une date butoir, mais plutôt la fin prévue d’une période de test ». 

En effet, avant d’arriver à un système unifié, le gouvernement compte sur le retour d’expérience de 43 municipalités, dont les notes morales sont souvent déguisées sous des noms poétiques : « Fleur d’Osmanthus » (桂花分) à Suzhou, « Heureuse Bienveillance » à Wuhu (乐惠分)« Coquillage Marin » (海贝分) à Weihai…  Le citoyen se voit alors doté d’un capital de points (entre 1000 et 2000), qui augmentera ou diminuera en fonction de ses actions. Une note lui sera alors attribuée, de citoyen modèle « AAA » à malhonnête « D ». A chaque ville sa spécialité : à Suqian (Jiangsu), on met l’accent sur le respect du code de la route, à Wuhan, on fait la guerre aux mauvais payeurs, à Jinan, à ceux qui promènent leur chien sans laisse… La ville de Pékin, elle, poursuit ses préparatifs en sondant ses habitants sur les comportements qu’ils jugent inacceptables et ceux qui devraient être récompensés. Pour l’instant, les citoyens ne sont pas contraints d’y participer mais ils s’interrogent : « que vais-je y gagner ? ». Faire du bénévolat, donner son sang, trier ses poubelles, s’arrêter au passage piéton, permettra d’avoir un accès facilité au crédit, à l’emploi, d’obtenir des coupe-files à la mairie, d’accéder gratuitement aux transports en commun…

A l’échelle nationale, la liste noire la plus connue du grand public est aussi la plus ancienne (2013) : c’est celle de la Cour Suprême. Au 9 juillet, cette liste incluait 14,5 millions de personnes physiques ou morales coupables de n’avoir pas remboursé leurs dettes ou respecté une décision de justice. De fait, 27.3 millions de billets d’avion et 6 millions de tickets de train leur ont été refusés. Un nombre en augmentation exponentielle ces derniers mois, tout comme celui des listes noires elle-mêmes.

Paradoxalement, la population perçoit le crédit social d’un bon œil. « Ce système s’inscrit dans la longue histoire chinoise du contrôle de la société », commente le chercheur Emmanuel Dubois de Prisque. « Sous Mao, les comités de quartier tenaient un rôle important de surveillance, de prévention des crimes et de dénonciation des mauvais éléments […] Avec le développement économique de la Chine, les unités administratives (danwei) perdent de leur importance au profit des entreprises privées ». Dans ce contexte, le SCS se dessine comme un moyen pour le régime de reprendre le contrôle sur la vie de ses citoyens.

Dans le quotidien Qianjiang Evening du 30 juillet, un rare commentaire s’inquiète des potentielles dérives en prenant l’exemple d’un professeur de Wulian (Shandong) : suspendu pour avoir puni corporellement deux de ses élèves, il fut également placé sur liste noire. L’auteur remet en question la nécessité de cette double peine, et de la place laissée au système judicaire traditionnel. Surtout, s’interroge-t-il, qui sera chargé de superviser le crédit social ?

Une spirale négative est à craindre : si la note morale d’une personne s’écroule, il lui sera difficile de remonter la pente, simplement car la liste des actions récompensées est moins étoffée que celle des actions punissables, et que les infractions sont plus faciles à relever que les bonnes actions. Le crédit social pourrait donc diviser la société en castes d’individus : les « AAA » se fréquenteront, tandis que les « D » seront les nouveaux « intouchables ». Vu sous cet angle, les bénéfices attendus compenseront-ils les inconvénients ?

Jusqu’à présent on en parlait peu mais toutes les entreprisesprivées, publiques comme étrangères, recevront également leur note. Parmi les 300 critères d’évaluation seront inclus le bilan financier de la firme, la qualité et le prix de ses produits ou services, son engagement environnemental, sa réputation médiatique, ou encore la note morale de ses dirigeants. Elles seront également jugées par leurs partenaires et fournisseurs.

Si le groupe obtient une bonne note, il sera moins taxé, et les autorisations lui seront délivrées plus vite. Si ce n’est pas le cas, il ne pourra plus émettre en bourse, sera privé d’appels d’offres, inspecté plus fréquemment, voire mis sur liste noire comme c’était déjà le cas pour 3,6 millions d’entreprises chinoises en 2018.

Fin août, un rapport de la Chambre de Commerce Européenne tirait la sonnette d’alarme : certes, ce système basé sur des algorithmes est censé éliminer les décisions arbitraires, mais il contraindra les entreprises à suivre la ligne du gouvernement chinois. Si Pékin lève les barrières d’accès au marché dans différents secteurs, multiplie les promesses de simplifier l’environnement des affaires et de réduire la paperasserie, c’est qu’il trouve en ce système de crédit social le relai idéal pour continuer à contrôler et influencer les entreprises étrangères de manière plus ciblée et nuancée.

Pour conclure, Mareike Ohlberg, analyste au MERICS, souligne que « l’idée de regrouper massivement des données et de les exploiter afin d’aboutir à une note globale, n’est pas une initiative exclusivement chinoise ». Notre société y tend également : Uber ou TripAdvisor n’en sont que quelques exemples. Toutefois, c’est le rassemblement des informations issues de dizaines d’entités (appelées « îlots » de données, tels qu’administrations, banques, police, caméras de surveillance…) sur une même plateforme (nommée NCISP) qui rend la démarche chinoise unique et ambitieuse. Cette coordination complexe sera le principal challenge du SCS et représente un travail titanesque qui devrait prendre des années.

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