Editorial : Pékin fait rentrer dans le rang ses géants de la tech

Pékin fait rentrer dans le rang ses géants de la tech

Pour les géants de l’internet chinois, 2021 pourrait marquer la fin d’une ère. Après avoir hésité pendant plusieurs années sur la conduite à adopter vis-à-vis de ses champions de la « tech », craignant qu’un contrôle accru nuise à leur innovation et donc à leur croissance, le leadership a promis fin décembre de renforcer ses efforts en matière d’anti-monopole afin de freiner « l’expansion désordonnée des capitaux ».

Ant, bras financier d’Alibaba, est le premier à en faire les frais. L’insolence de son fondateur, le milliardaire Jack Ma, ayant critiqué le système financier chinois lors d’un discours donné en public le 24 octobre, a précipité l’offensive des régulateurs – qui ne devait déjà plus tarder – sur le joyau de la fintech chinoise. Raison avancée : Ant présenterait un risque systémique, le montant des crédits contractés via Ant étant 60 fois plus élevé que ses fonds propres. Cette offensive a entrainé début novembre le report à la dernière minute de son introduction en bourse qui s’annonçait comme historique : la valorisation de l’entreprise était alors estimée à 35 milliards de $. S’ensuivit la veille de Noël l’ouverture d’une enquête pour « suspicion de pratiques monopolistiques » contre Alibaba (accusé d’exercer des pressions sur les marchands pour qu’ils vendent uniquement sur ses plateformes, au détriment de la concurrence), assortie d’une consigne à Ant de « revenir à son activité d’origine », à savoir celle d’une simple plateforme de transactions financières en ligne. Le régulateur financier a également imposé à Ant la création d’une holding pour sécuriser les garanties en capital et les données de ses clients.

Depuis le début des ennuis d’Ant, Jack Ma n’a plus été vu en public. Selon la rumeur, il ferait profil bas et « coopérerait » avec les enquêteurs. Il n’est pas le premier milliardaire à ainsi disparaître des écrans radars. Même si sa réapparition n’est probablement qu’une question de temps, la sévérité de la sanction qui lui sera réservée reste la grande inconnue. Dans le meilleur des cas, il s’en sortira sans trop d’égratignures, tel le président de Fosun, Guo Guangchang, incommunicado pendant quelques semaines en 2015. Moins heureux a été le sort réservé à l’ex-homme le plus riche du pays, Wang Jianlin du groupe Wanda. Il s’était un temps vanté de pouvoir mettre son argent où il le voulait (38 milliards de $ investis à l’étranger entre 2012 et 2017), avant d’être rappelé à l’ordre de la part des autorités, lui intimant de revenir à ses activités immobilières « historiques ». Cela n’a toutefois pas conduit à la chute de son empire, Wang se contentant de se faire discret depuis lors. Wu Xiaohui, patron des assurances Anbang, n’a pas eu cette chance : injoignable pendant neuf mois en 2017, son cas s’est soldé par une condamnation à 18 ans de prison et la liquidation de sa compagnie…

Ant et Jack Ma ne seront pas les seules victimes. La tempête réglementaire qui s’annonce devrait frapper toute l’industrie de la tech. L’organe en charge, l’administration centrale pour la régulation du marché (SAMR), née fin 2018 de la fusion entre plusieurs agences antitrust, promet de se pencher sur nombre d’agissements anticoncurrentiels. Dans sa ligne de mire, l’application de livraison de repas Meituan (Tencent) qui forcerait les restaurateurs à ne recourir qu’à ses services à l’exclusion de tout autre plateforme virtuelle. Pinduoduo, champion des achats groupés empêtré dans une polémique sur ses conditions de travail, est lui soupçonné de collecter illégalement les données de ses clients pour aider le lancement de son nouveau service de livraison de produits alimentaires (Duoduo Maicai). L’application de VTC, Didi Chuxing, se voit reprocher d’avoir recouru à des algorithmes pour imposer des prix plus élevés à certains de ses utilisateurs en se basant sur leurs données – une pratique qui inquiète particulièrement l’association nationale des consommateurs (CCA). Cette dernière, mieux connue pour épingler des produits défectueux chaque 15 mars lors de la journée des droits des consommateurs, vient de publier début janvier une liste d’abus sur internet, comme le fait de rendre les promotions trop complexes de manière à obscurcir le prix d’un produit (particulièrement lors du 11.11, fête commerciale lancée par Alibaba) ou encore de cacher les avis négatifs des clients… Le rapport conclut que les consommateurs se retrouvent « oppressés par les algorithmes » et deviennent « les cibles d’intimidation technologique ».

Comme ailleurs dans le monde, le gouvernement chinois réalise la nécessité de remettre de l’ordre dans la sphère numérique, après des années de laxisme. Le Parti le fait pour protéger sa population, mais surtout pour se mettre à l’abri d’éventuels retours de flamme. Le pouvoir n’a pas oublié le tsunami boursier de 2015 qui a privé des millions de petits porteurs de leurs économies, ni les plateformes de P2P et les schémas de Ponzi qu’elles dissimulaient, qui ont floué des centaines de milliers d’investisseurs sur internet… Pas question donc de mettre en danger la stabilité sociale du pays en laissant une puissante firme privée (comme Ant) s’enrichir et détenir une telle masse de données sur la population.

Autre aspect de ce tour de vis : à eux deux, Alibaba et Tencent exercent un duopole incontesté sur le secteur des paiements en ligne. Or, le gouvernement semble désormais décidé à reprendre la main en ce domaine en lançant sa propre monnaie digitale. Cela lui permettrait d’obtenir les données de ses citoyens de première main, sans passer par les deux géants, qui ont de toute manière pris bien trop d’importance dans tous les aspects de la vie des Chinois aux yeux du Parti pour qu’il reste sans rien faire…

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