Technologies & Internet : Jack Ma n’est plus à la fête et c’est Ant qui trinque

Jack Ma n’est plus à la fête et c’est Ant qui trinque

Hier encore chouchou du public, modèle du « self-made man », philanthrope apprécié pour son humour, Jack Ma (马云) se serait-il brulé les ailes ?

Ex-filiale du géant Alibaba, Ant Group a bouleversé la finance chinoise en l’espace de six ans, en permettant aux particuliers et petites entreprises, habituellement ignorés des grandes banques, d’obtenir des prêts personnels et à la consommation, et en leur proposant de placer leurs économies ou de souscrire des assurances – sa plateforme de paiement Alipay disposant d’une base de 731 millions utilisateurs actifs par mois.

Sa double cotation prévue le 5 novembre à Hong Kong et au marché STAR à Shanghai, qui ambitionne de devenir le « Nasdaq » chinois, était annoncée comme la plus importante de l’histoire. L’opération aurait valorisé Ant à plus de 280 milliards de $ et lui aurait permis de lever 37 milliards de $, le record en la matière étant détenu par le pétrolier saoudien Saudi Aramco (29,4 milliards de $). Pour Pékin, cette cotation devait être le couronnement de la fintech chinoise à l’international et la preuve que la Chine peut se passer de Wall Street pour financer ses champions.

72h avant son entrée en bourse, Jack Ma, fondateur et principal actionnaire de Ant, et deux autres dirigeants étaient convoqués par des représentants de la Banque Centrale, du régulateur boursier et du régulateur bancaire chinois – un entretien inhabituellement repris dans la presse officielle. Le même jour, les autorités annoncaient le durcissement de la réglementation s’appliquant aux prêteurs en ligne, à l’instar d’Ant : ils pourraient être tenus de fournir au moins 30% du financement des prêts. Actuellement, seulement 2% des prêts sont inscrits au bilan d’Ant, l’essentiel du financement provenant d’autres partenaires bancaires.

Conséquence : son introduction en bourse était suspendue, les autorités invoquant les obligations d’Ant Group en matière « d’information », puisque ces nouvelles règles vont peser sur ses résultats et réduire les profits promis à terme aux actionnaires. Selon certains analystes, Ant pourrait voir sa valorisation fondre de 25% à 50% (soit 140 milliards de $) si la firme doit aligner son ratio mesurant le rapport entre la valeur de marché des capitaux propres et leur valeur comptable sur celui des principales banques internationales. Une semaine plus tard, le 10 novembre, les autorités ont annoncé s’attaquer à la situation monopolistique des géants du numérique en Chine. Alibaba et Tencent perdaient à eux deux 290 milliards de $ en valeur boursière…

En majorité, les internautes ont félicité les régulateurs pour avoir pris les mesures nécessaires pour protéger les intérêts des petits investisseurs et des clients des produits financiers de Ant, persuadés que la firme serait un requin de la microfinance et inciterait ses jeunes clients à s’endetter pour assouvir leurs achats compulsifs comme lors du 11.11, le « Black Friday » chinois. « Ant suce le sang des emprunteurs depuis trop longtemps. La sanction est amplement méritée », écrivait l’un d’entre eux. « Il ne faut pas confondre « consommation », qui aide à stimuler l’économie, et « consumérisme », qui nous faire perdre tout sens moral et tire la société vers le bas. Ne vous laissez pas avoir par la gigantesque campagne publicitaire orchestrée par Jack Ma », avertissait un autre.

Jack Ma en prenait pour son grade, qualifié de « capitaliste cupide », de « bandit de la tech », « d’homme devenu si égoïste qu’il se croit au-dessus des lois ». Un internaute lynchait l’ancien professeur d’anglais : « qu’est-ce qui fait penser à Jack Ma qu’il a le droit de critiquer les politiques du gouvernement ? S’il est devenu riche en premier lieu, c’est en tirant avantage de ces mêmes politiques ».

Ces derniers commentaires font référence à un discours prononcé lors d’un forum à Shanghai le 24 octobre dans lequel Jack Ma a vivement critiqué le système financier chinois dominé par les banques d’État, les accusant d’avoir une « mentalité de prêteur sur gages » et les régulateurs « d’étouffer l’innovation ». Participaient également à l’événement l’ex-gouverneur de la Banque centrale Zhou Xiaochuan, son successeur Yi Gang et le vice-président Wang Qishan

Habitué à la controverse, particulièrement lorsqu’il épouse des vues trop « capitalistes » (comme lorsqu’il défendait la culture du « 996 »), les commentaires acerbes de Jack Ma ont fait le tour de la toile, certains internautes saluant son audace. Toutefois, personne n’avait envisagé que ce discours provoquerait une telle réaction en haut lieu. Très peu savaient d’ailleurs que Jack Ma était en discussion avec les régulateurs à propos des nouvelles règles sur les prêts en ligne. Ainsi, sa virulente allocution était-elle une ultime tentative de rallier l’opinion à sa cause, un moyen de faire pression sur les décideurs afin de les convaincre de faire marche arrière ?

C’était en tout cas un mauvais calcul puisque ce discours aurait déclenché le courroux de Pékin. D’après le Wall Street Journal, le Président Xi Jinping lui-même aurait donné son accord pour stopper l’entrée en bourse d’Ant, probablement sur recommandation du vice-premier ministre Liu He, qui a la haute main en ce domaine. Ainsi, les régulateurs ont pu céder aux pressions du puissant secteur bancaire public, voyant d’un mauvais oeil l’incursion de Ant dans leur pré carré, pour que le groupe soit soumis aux mêmes règles prudentielles.

Cela pourrait expliquer que les règles annoncées soient encore plus strictes que celles qu’espérait combattre Jack Ma. L’entrepreneur de Hangzhou a donc perdu sur tous les tableaux en tentant ce coup de poker, puisque Ant sera obligé de remettre la main au pot pour répondre aux exigences de Pékin, et sa nouvelle introduction en bourse – peut-être courant 2021 – ne sera probablement pas capable de lever autant de fonds.

Ce n’était d’ailleurs qu’une question de temps avant que Jack Ma, membre du Parti mais gardant ses distances avec la politique, ne se fasse remonter les bretelles. Lorsqu’il a lancé Alipay en 2004, l’entrepreneur se déclarait prêt à finir en prison, conscient des risques de s’attaquer de trop près du secteur de la finance, autrement plus stratégique pour l’État que le e-commerce, surtout depuis que le gouvernement a élevé la lutte contre les risques financiers (spéculation, bulle, schéma de Ponzi…) au rang de priorité nationale. C’est peut-être en préparation de cette période tumultueuse que Jack Ma, 56 ans, aurait annoncé sa démission surprise en tant que PDG d’Alibaba en septembre 2019… Ce n’est en tout cas pas la première fois – et sûrement pas la dernière – qu’un milliardaire chinois est ainsi rappelé à l’ordre par Pékin. Les (anciens) patrons de Wanda, Anbang, Fosun, et de HNA en savent quelque chose… Le Parti tolère leur enrichissement, tant qu’ils s’alignent avec ses intérêts. Mais pas question de mordre la main qui les nourrit.

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1 Commentaire
  1. severy

    Cela ressemble fichtrement au combat du petit cachalot et de la seiche géante.
    Quand une conserve rit dans la conserverie, toutes les conserves rient dans la conserverie.
    Préparez l’huile et l’encre.

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