Le Vent de la Chine Numéro 2 (2021)
Pour les géants de l’internet chinois, 2021 pourrait marquer la fin d’une ère. Après avoir hésité pendant plusieurs années sur la conduite à adopter vis-à-vis de ses champions de la « tech », craignant qu’un contrôle accru nuise à leur innovation et donc à leur croissance, le leadership a promis fin décembre de renforcer ses efforts en matière d’anti-monopole afin de freiner « l’expansion désordonnée des capitaux ».
Ant, bras financier d’Alibaba, est le premier à en faire les frais. L’insolence de son fondateur, le milliardaire Jack Ma, ayant critiqué le système financier chinois lors d’un discours donné en public le 24 octobre, a précipité l’offensive des régulateurs – qui ne devait déjà plus tarder – sur le joyau de la fintech chinoise. Raison avancée : Ant présenterait un risque systémique, le montant des crédits contractés via Ant étant 60 fois plus élevé que ses fonds propres. Cette offensive a entrainé début novembre le report à la dernière minute de son introduction en bourse qui s’annonçait comme historique : la valorisation de l’entreprise était alors estimée à 35 milliards de $. S’ensuivit la veille de Noël l’ouverture d’une enquête pour « suspicion de pratiques monopolistiques » contre Alibaba (accusé d’exercer des pressions sur les marchands pour qu’ils vendent uniquement sur ses plateformes, au détriment de la concurrence), assortie d’une consigne à Ant de « revenir à son activité d’origine », à savoir celle d’une simple plateforme de transactions financières en ligne. Le régulateur financier a également imposé à Ant la création d’une holding pour sécuriser les garanties en capital et les données de ses clients.
Depuis le début des ennuis d’Ant, Jack Ma n’a plus été vu en public. Selon la rumeur, il ferait profil bas et « coopérerait » avec les enquêteurs. Il n’est pas le premier milliardaire à ainsi disparaître des écrans radars. Même si sa réapparition n’est probablement qu’une question de temps, la sévérité de la sanction qui lui sera réservée reste la grande inconnue. Dans le meilleur des cas, il s’en sortira sans trop d’égratignures, tel le président de Fosun, Guo Guangchang, incommunicado pendant quelques semaines en 2015. Moins heureux a été le sort réservé à l’ex-homme le plus riche du pays, Wang Jianlin du groupe Wanda. Il s’était un temps vanté de pouvoir mettre son argent où il le voulait (38 milliards de $ investis à l’étranger entre 2012 et 2017), avant d’être rappelé à l’ordre de la part des autorités, lui intimant de revenir à ses activités immobilières « historiques ». Cela n’a toutefois pas conduit à la chute de son empire, Wang se contentant de se faire discret depuis lors. Wu Xiaohui, patron des assurances Anbang, n’a pas eu cette chance : injoignable pendant neuf mois en 2017, son cas s’est soldé par une condamnation à 18 ans de prison et la liquidation de sa compagnie…
Ant et Jack Ma ne seront pas les seules victimes. La tempête réglementaire qui s’annonce devrait frapper toute l’industrie de la tech. L’organe en charge, l’administration centrale pour la régulation du marché (SAMR), née fin 2018 de la fusion entre plusieurs agences antitrust, promet de se pencher sur nombre d’agissements anticoncurrentiels. Dans sa ligne de mire, l’application de livraison de repas Meituan (Tencent) qui forcerait les restaurateurs à ne recourir qu’à ses services à l’exclusion de tout autre plateforme virtuelle. Pinduoduo, champion des achats groupés empêtré dans une polémique sur ses conditions de travail, est lui soupçonné de collecter illégalement les données de ses clients pour aider le lancement de son nouveau service de livraison de produits alimentaires (Duoduo Maicai). L’application de VTC, Didi Chuxing, se voit reprocher d’avoir recouru à des algorithmes pour imposer des prix plus élevés à certains de ses utilisateurs en se basant sur leurs données – une pratique qui inquiète particulièrement l’association nationale des consommateurs (CCA). Cette dernière, mieux connue pour épingler des produits défectueux chaque 15 mars lors de la journée des droits des consommateurs, vient de publier début janvier une liste d’abus sur internet, comme le fait de rendre les promotions trop complexes de manière à obscurcir le prix d’un produit (particulièrement lors du 11.11, fête commerciale lancée par Alibaba) ou encore de cacher les avis négatifs des clients… Le rapport conclut que les consommateurs se retrouvent « oppressés par les algorithmes » et deviennent « les cibles d’intimidation technologique ».
Comme ailleurs dans le monde, le gouvernement chinois réalise la nécessité de remettre de l’ordre dans la sphère numérique, après des années de laxisme. Le Parti le fait pour protéger sa population, mais surtout pour se mettre à l’abri d’éventuels retours de flamme. Le pouvoir n’a pas oublié le tsunami boursier de 2015 qui a privé des millions de petits porteurs de leurs économies, ni les plateformes de P2P et les schémas de Ponzi qu’elles dissimulaient, qui ont floué des centaines de milliers d’investisseurs sur internet… Pas question donc de mettre en danger la stabilité sociale du pays en laissant une puissante firme privée (comme Ant) s’enrichir et détenir une telle masse de données sur la population.
Autre aspect de ce tour de vis : à eux deux, Alibaba et Tencent exercent un duopole incontesté sur le secteur des paiements en ligne. Or, le gouvernement semble désormais décidé à reprendre la main en ce domaine en lançant sa propre monnaie digitale. Cela lui permettrait d’obtenir les données de ses citoyens de première main, sans passer par les deux géants, qui ont de toute manière pris bien trop d’importance dans tous les aspects de la vie des Chinois aux yeux du Parti pour qu’il reste sans rien faire…
En Chine, on avait plus vu un tel nombre d’infections de la Covid-19 depuis 10 mois. Le foyer initial se trouverait dans le Hebei, province qui borde la capitale chinoise. Pour éviter une plus grande propagation du virus, la province entière a été verrouillée et les autoroutes bloquées, perturbant le trafic logistique dans le nord-est du pays.
Malgré ces précautions, des cas liés aux foyers du Hebei ont été retrouvés aux quatre coins du pays, du sud dans le Guangxi, à l’ouest dans le Xinjiang, au nord dans le Shanxi, et à l’est dans le Shandong. Située à la frontière russe, la province du Heilongjiang est elle aussi à nouveau en état d’alerte, avec plus d’une centaine de cas détectés. Dans le Jilin voisin, un visiteur asymptomatique aurait contaminé pas moins de 102 personnes en l’espace de 10 jours ! Sans surprise, Ma Xiaowei, directeur de la commission nationale de santé, chargé de la supervision au Hebei, affirme que les récents foyers ont tous une origine étrangère (voyageur ou produit importé), sans avancer d’élément pouvant appuyer ses dires.
En totalité, près de 700 cas confirmés et environ 500 asymptomatiques ont été recensés dans le Hebei depuis le 2 janvier, la majorité dans la capitale provinciale, Shijiazhuang (11 millions d’habitants, dépistés deux fois de suite pour repérer d’éventuels faux négatifs), avec quelques dizaines de cas à Xingtai (8 millions) et Langfang (4,9 millions). Un décès a été enregistré, le premier en Chine depuis 272 jours. Selon les autorités, le premier patient identifié au Hebei aurait été contaminé autour du 15 décembre. Le patient zéro lui, pourrait remonter jusqu’à début novembre.
Cette chronologie révèle deux choses : la première est la difficulté que posent les cas asymptomatiques, qui transmettent silencieusement le virus. La deuxième est que la Covid-19 s’est répandue pendant plus de deux semaines avant l’annonce des autorités. Ce constat aurait-il motivé le rappel à l’ordre du Premier ministre Li Keqiang début janvier, admonestant les cadres à ne cacher aucun cas ? Preuve que les vieilles habitudes ont la vie dure et que seule la version officielle de la réponse épidémique doit prévaloir : une dizaine de citoyens commentant sur WeChat le développement des foyers d’infection dans le Hebei ou le Heilongjiang, ont reçu une punition administrative de la police pour avoir propagé des rumeurs et des fausses informations…
Autre trait spécifique à ce foyer du Hebei : 70% des cas déclarés sont des ruraux, et nombre d’entre eux ont assisté à des mariages ou funérailles ces derniers temps. Dans la campagne environnante de Shijiazhuang, plus de 20 000 villageois (même ceux qui ont été testés négatifs par deux fois) ont donc été évacués en bus vers des centres de quarantaine centralisés (hôtels, dortoirs d’école…), mais aussi vers un site en cours d’installation regroupant 3 000 habitations modulables (cf photo) étalées sur une surface équivalente à 47 terrains de football. Ce système n’est pas sans rappeler les hôpitaux d’urgence érigés en quelques jours l’an dernier à Wuhan. Toutefois, le sort de ces paysans a fait débat sur internet : était-il bien raisonnable d’évacuer autant de monde, sans préavis, en plein hiver, alors que toutes les structures d’accueil n’étaient pas prêtes ? « Ils ne sont pas des réfugiés », a rappelé un internaute. D’autres, au contraire, ont pris de haut ces paysans, déplorant leur manque supposé d’éducation et de discipline : « ils ne réalisent pas le sérieux de la situation. S’ils restent dans leur village, ils ont toutes les chances de ne pas respecter le confinement ». Les autorités elles avancent de mauvaises conditions sanitaires en campagne et le risque accru de « clusters » familiaux pour justifier ces mesures draconiennes. « Si la quarantaine n’est pas respectée ni mise en place correctement, elle n’aura pas l’effet escompté (briser la chaîne de contamination) », a déclaré un directeur du CDC du Hebei. D’après le Dr Zhang Wenhong, l’expert de référence à Shanghai, la situation dans le Hebei sera sous contrôle d’ici un mois, soit pour le Nouvel An chinois (12 février).
Quoi qu’il en soit, cette résurgence du virus dans les zones rurales n’aurait pas pu tomber au pire moment, le Nouvel An lunaire étant traditionnellement la période où les étudiants et travailleurs migrants rentrent chez eux. Pour l’instant, les municipalités et entreprises ne font que déconseiller tout déplacement superflu, voire inciter financièrement la population à ne pas quitter la ville en offrant coupons de réductions et tickets de cinéma gratuits. À Huzhou (Zhejiang), les ouvriers du bâtiment recevront une prime de 1 000 yuans s’ils ne rentrent pas chez eux et les commerces qui restent ouverts pendant les congés seront éligibles à une prime allant jusqu’à 100 000 yuans ! Pour ceux décidant tout de même de rentrer voir leur famille, le gouvernement travaille au lancement d’ici les vacances d’un code QR de santé unifié nationalement, évitant aux voyageurs d’avoir à télécharger celui de la province d’arrivée et d’avoir à surmonter les bugs intempestifs… Cependant, si la situation sanitaire se dégrade, la menace d’une restriction plus sévère des déplacements plane toujours.
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La ville de Pékin sur ses gardes
Assiégée par les infections du Hebei, et ayant elle-même recensé plusieurs cas de Covid-19, la capitale chinoise monte doucement en tension. Dans les résidences où vivent les travailleurs migrants, les autorités dépistent massivement et vaccinent à tour de bras, notamment les livreurs et les chauffeurs de VTC… En effet, le fait que l’un des conducteurs de Didi Chuxing teste positif au virus a conduit la firme à promettre l’inoculation de tous ses employés circulant à Pékin en une semaine, soit d’ici le 20 janvier. Ces derniers devront d’ailleurs remettre en place la bâche plastique séparant les sièges avant de leur véhicule, des sièges arrière. Tous les passagers sont également priés de scanner un code QR lorsqu’ils montent en voiture, afin de retrouver plus facilement leur trace en cas d’infection… Cependant, le leadership a démontré sa confiance en sa capacité à maîtriser la situation puisqu’il a confirmé la date du début des « Deux Assemblées » (两会) qui se tiendront à Pékin à partir du 4 mars.
La deuxième plateforme d’e-commerce de Chine, Pinduoduo (拼多多), se retrouve au cœur de la controverse après les décès successifs de deux de ses employés. L’un de ses ingénieurs de 23 ans, qui venait de terminer sa période d’essai au siège de Shanghai début décembre, s’est défenestré du 27ème étage le 9 janvier. Selon sa famille, il souffrait d’un fort stress au travail. Dix jours plus tôt, le 29 décembre à Urumqi, une employée de 22 ans s’est subitement écroulée à 1h du matin, alors qu’elle rentrait chez elle avec un collègue. Elle avait rejoint le département Duoduo Maicai (多多买菜, spécialisé dans l’alimentation) en juillet 2019 et avait depuis lors accumulé les heures supplémentaires, jusqu’à l’épuisement. « La révolution capitaliste dévore les gens ordinaires », avait-elle lâché sur les réseaux sociaux avant sa mort.
Alors, Pinduoduo serait-il le nouveau Foxconn, ce fabricant de produits électroniques qui avait connu une vague de suicides de ses employés en 2010 et 2012 ? Même si le mal-être et le désespoir sont similaires, la population n’est pas la même. Foxconn emploie des ouvriers peu éduqués, tandis que Pinduoduo recrute des jeunes diplômés parmi les plus brillants du pays.
Pour les internautes, le coupable est tout désigné : c’est le rythme « 996 », consistant à travailler de 9h à 21h, 6 jours par semaine. Le débat autour de cette pratique avait déjà fait la une de l’actualité en mars 2019 lorsque des développeurs informatiques avaient publié sur Github une liste des 176 « pires employeurs » dont Alibaba, 58.com, JD.com, Huawei et ByteDance. À l’époque, plusieurs grands patrons de la tech avaient défendu le « 996 », pourtant illégal selon la loi chinoise qui stipule que la journée de travail ne doit pas dépasser 8 heures et qu’une semaine ne doit pas excéder les 44 heures. Parmi eux, Jack Ma, le fondateur du n°1 du e-commerce, Alibaba, pour qui le « 996 » est « une grande bénédiction » pour ceux qui veulent réussir. Son concurrent, Richard Liu, patron de JD.com, avait lui qualifié de « fainéants » ceux qui ne veulent pas travailler dur.
Même si cela fait près de deux ans que le « 996 » a fait les grands titres, il est toujours la norme chez les géants de l’internet – Alibaba et JD.com, Tencent, ou Meituan et Ele.me – qui se livrent une bataille sans merci sur certains marchés en plein boom. C’est ainsi qu’ils abusent de leur statut et prestige en menaçant leurs employés de les remplacer en un claquement de doigts s’ils n’acceptent pas le « 996 » et ses variantes. En effet, des millions de jeunes diplômés font leur arrivée sur le marché du travail chaque année. « Vous devriez être reconnaissants de travailler chez nous », s’entendent-ils dire.
Pinduoduo, le spécialiste des achats groupés à prix « discount » a bien tenté de se dédouaner : « qui n’échange pas sa vie contre de l’argent ? (…) Nous vivons dans une époque où nous devons mettre notre vie en jeu pour nous battre pour de meilleurs lendemains. Si vous choisissez de vivre confortablement, vous aurez à en assumer les conséquences. Chacun décide de la quantité d’efforts qu’il est prêt à faire ». Cette réponse désastreuse n’a fait qu’attiser la colère des internautes contre le groupe fondé par Colin Huang, l’une des 10 plus grandes fortunes du pays (32,4 milliards de $). Le géant du e-commerce s’est donc finalement résolu à de maladroites excuses, tout en se défaussant sur la firme chargée de sa communication…
L’affaire s’est envenimée lorsqu’un ancien employé de Pinduoduo a publié sur internet le 10 janvier une vidéo de 15 minutes, dénonçant l’exploitation constante de son ex-employeur (les 300 heures mensuelles exigées, voire 380 heures chez Duoduo Maicai, bien au-delà du « 996 ») et d’autres pratiques « problématiques » (nourriture avariée à la cafétéria, des employés contraints de travailler durant leurs congés et à réduire les pauses toilettes pour améliorer leur productivité…). Le « lanceur d’alerte », prénommé Wang Taixu, avait été licencié deux jours plus tôt pour avoir posté sur Maimai (l’équivalent chinois de LinkedIn) la photo d’une ambulance venue porter assistance à un employé du groupe début janvier avec le commentaire : « un deuxième martyr de Pinduoduo est tombé ». Même si Pinduoduo a nié tout abus, les internautes se sont majoritairement rangés du côté de Wang et ont appelé au boycott, avec pour hymne les paroles de l’ex-employé désabusé : « je vais vous désinstaller, ma mère va vous désinstaller, ma sœur va vous désinstaller » ! Pourtant, pas sûr que le sort de ces jeunes cols blancs urbains exploités par leur employeur n’émeuve les clients de Pinduoduo, vivant dans des villes de second ou troisième tiers et petites localités rurales, et très attirés par ses bonnes affaires (jusqu’à 90% de réduction sur des mouchoirs ou des parapluies).
Même si l’inspection du travail du district de Changning à Shanghai a ouvert une enquête sur les pratiques de Pinduoduo, les internautes sont plutôt pessimistes quant aux réelles chances de changement dans l’environnement du travail en Chine. À cela, plusieurs facteurs : une justice peu protectrice, la répression systématique des militants syndicaux par les autorités, mais aussi une forte compétition sur le marché du travail. Culturellement, il est également particulièrement mal venu en Chine de refuser les requêtes abusives de son supérieur hiérarchique.
Le mot de la fin à Sun Liping, sociologue à l’université Tsinghua : « c’est un moment d’introspection pour la société chinoise. Le rythme « 996 » est-il véritablement la seule voie vers le succès, la croissance économique, et la prospérité de la nation » ? Si la Chine veut s’imposer face au monde, peut-être n’a-t-elle pas le choix…
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Le « 996 » et son contraire
À l’opposé du 996, il y a ces (jeunes) employés « qui touchent les poissons » (摸鱼, mōyú). Cette forme de résistance passive consiste à livrer un travail de médiocre qualité, à prendre des pauses régulièrement, regarder des vidéos sur son téléphone aux toilettes, ou à se faire les ongles derrière son écran sur son temps de travail. C’est pour eux une manière de se rebeller silencieusement contre ces heures supplémentaires sans reconnaissance, mais aussi de manifester leur déception quant à leurs salaires, jugés trop bas pour leur permettre de réaliser leurs rêves, comme acheter un appartement dans une grande ville…
Le gaspillage alimentaire, ça suffit ! Fin décembre, les législateurs chinois ont commencé à étudier une proposition de loi (反食品浪费法) pour lutter contre ce fléau qualifié de « choquant et inquiétant » en août dernier par le Président Xi Jinping. Une déclaration qui avait relancé la campagne de sensibilisation « assiettes propres » lancée en 2013.
Inspiré de plusieurs lois étrangères sur le sujet, dont celle française de 2016 interdisant aux commerces de jeter de la nourriture comestible, le texte étudié par le Comité Permanent de l’Assemblée Nationale Populaire (ANP) propose notamment d’autoriser les 6,7 millions de restaurateurs chinois à facturer aux clients des « frais de nettoyage » si les restes alimentaires sont trop importants. À l’inverse, une amende de 1 000 à 10 000 yuans pourrait être infligée aux serveurs s’ils incitent les clients à trop commander. Les menus devront également comporter plus d’informations sur la taille des portions : ce plat est-il suffisant pour une, deux, trois, personnes ?
Le projet de loi envisage aussi d’interdire les « gros estomacs » (大胃王, dà wèi wáng), ces vloggeurs-gloutons qui ingurgitent des quantités énormes de nourriture en un temps record. Les plateformes de live-streaming et chaînes TV diffusant de tels shows pourront être punies jusqu’à 100 000 yuans et se voir retirer leurs licences. Le public a jusqu’au 29 janvier pour donner son opinion sur le texte.
Sur la toile, la proposition de loi a laissé une majorité d’internautes sur leur faim, la qualifiant « d’exagérée », « d’idéaliste », « d’inutile » et « de contre-productive ». « Est-ce bien raisonnable de déléguer aux restaurateurs le pouvoir de jauger s’il y a un abus ou non de la part des consommateurs ? Dans une société où le client est roi, cela me parait très improbable qu’un patron ose y avoir recours », commente un internaute.
Certains s’inquiètent aussi que cette loi conduise les restaurants à servir moins de nourriture pour le même prix, pénalisant ainsi les clients. D’autres s’interrogent : que se passera-t-il si le client a un petit appétit ou tout simplement n’aime pas son repas ?
Faisant référence aux récentes coupures d’électricité dans le Zhejiang décrétées par le gouvernement local pour atteindre leurs objectifs de réduction d’émissions carbone, un internaute fait preuve de scepticisme quant aux raisons qui ont poussé les autorités à ébaucher un tel texte : « cette loi est encore une fois la création de fonctionnaires zélés qui proposent des politiques absurdes simplement pour contenter le leadership central [Xi Jinping]».
Quant aux internautes jouant systématiquement sur la corde nationaliste pour soutenir les politiques du gouvernement, ils sont plutôt silencieux… Difficile pour eux en effet, de prendre part au débat puisqu’officiellement la Chine ne connait pas de problème d’approvisionnement alimentaire.
Finalement, cette proposition tombe à plat puisqu’elle ne traite pas les cas de gaspillages les plus importants, à savoir ceux de banquets officiels, de la restauration collective, des repas de mariage et des fêtes de famille. Surtout, cette loi et les sanctions qu’elle prévoit devraient s’avérer inefficaces face à l’aspect « culturel » du gaspillage, commander de nombreux plats au restaurant restant un moyen d’afficher sa réussite sociale et sa générosité, tandis que ne pas finir son assiette est un signe de politesse vis-à-vis de son hôte. Une des clés au problème réside plutôt dans un changement des mentalités, qui passe notamment par une sensibilisation dès le plus jeune âge des enfants, qui à leur tour pourraient être vecteurs de changement auprès de leurs parents.
Venez écouter le cinquième épisode des « Chroniques d’Eric », journaliste en Chine de 1987 à 2019 et fondateur du Vent de la Chine.
Ayi, en Chine, est le surnom de la femme de ménage. Tous les expats apprennent à la connaître, car elle conditionne leur vie, comme celle qui les acclimate, qui leur apprend à vivre en ce milieu qui leur est au départ impénétrable. Cependant, Ayi a deux visages ou deux côtés – un côté cour, et un côté jardin… Sur base de toutes les Ayi que nous avons cotoyées ma femme et moi en 32 ans d’existence pékinoise, je vous propose de partir à leur découverte !
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5ème épisode des « Chroniques d’Eric » : Ayi, l’entremetteuse à double visage
Xiao Niao avait été éduquée dans la perspective d’un mariage brillant qui rapporterait gros à ses parents. Un peu comme Xiao Liu, son promis, elle était choyée par toute la maison – ils partageaient cette ressemblance, tous deux « petits diables », produits de leur génération et du planning familial qui limitait la natalité à un enfant par couple. Chaque matin, sa mère faisait son lit, et l’aidait à passer sur ses épaules le cartable qu’elle lui avait préparé la veille. Tellement gâtée, elle avait tiré très tôt la conviction d’une juste compensation à cette injustice de genre : elle savait en tout temps obtenir ce qu’elle voulait des autres, en jouant sur sa capacité à charmer avec le sourire. Au fil des ans, elle s’était habituée à exiger toujours le maximum, sans jamais rien lâcher. Elle savait instinctivement séduire parents, maîtres et camarades, aidée en cela par un physique avantageux et un goût inné pour s’habiller. Au collège de classe en classe, sa hardiesse faisait d’elle un objet permanent de compétition parmi les garçons.
Les parents de Xiao Niao étaient victimes d’un préjugé fréquent dans les familles récemment migrées à la ville. Espérant ardemment un garçon, ils avaient été déçus à sa naissance, mais s’étaient consolés à la perspective de récupérer 20 ans plus tard au moment du mariage, le fruit de leur investissement : une dot sonnante et trébuchante, due à la rareté des filles à marier. Âprement négociée, cette union permettrait d’arrondir les fins de mois de leur troisième âge. La famille du mari devrait aussi payer l’appartement, eux-mêmes n’ayant que les meubles à apporter. Cerise sur le gâteau, ces industriels de la porcelaine apporteraient leurs clients et leur entregent, qui viendraient se fournir auprès d’eux, haut placés dans l’administration, en licences et permis nécessaires à leurs affaires. Tout cela était calculé 20 ans à l’avance, dès la naissance de la fillette !
Pour la décision, les deux clans s’étaient concertés en conseils de famille, pour s’assurer de ne rater aucun aspect de la situation sociale de ceux d’en face, ainsi que de l’état de santé et du niveau d’éducation de chacun des prétendants. Certaines réunions, s’étaient faites en présence de l’entremetteuse, pour donner son avis et fournir le maître feng shui, nécessaire pour repérer la date propice : le 18 mars de l’année 2020 avait été retenu, en raison de la valeur magique du chiffre en huit.
Pour le dîner de ces fiançailles en aveugle, rien non plus n’avait été laissé au hasard : dans Taizhou, un restaurant de haut vol avait été choisi pour ses petites tables carrées, ses éclairages tamisés et bougeoirs argentés. Comme de tradition, la note des agapes serait à charge de l’élu. Aucun menu ne serait commandé : on choisirait à la carte, selon l’humeur du moment.
Et puis le soir fatidique était arrivé. Xiao Liu s’était rendu au Sanmenqiudian, l’établissement où l’attendait leur table, soigneusement dressée, avec verres de cristal et une bouteille de champagne du Qinghai, frappée dans le seau à glaçons. … A part lui, l’établissement était vide – c’était un jour creux. Il attendait donc seul dans la vaste salle, guettant la rue à travers les fenêtres, prêt à se lever au moindre signe d’arrivée de sa promise. Le rendez-vous était pour 19h – mais une demi-heure plus tard, il rongeait son frein. Sa nervosité était si visible que le maître d’hôtel, compatissant, lui avait fait porter un verre de bon vin, pour lui donner courage.
Et puis soudain, il crut défaillir en voyant de l’autre côté de la baie vitrée se garer un minibus, squattant la place que devait occuper la voiture de sa bien-aimée. Mais voilà que du transport en commun descendait Xiao Niao, bien reconnaissable telle que sur sa photo, et une, deux, cinq, dix personnes, une vraie foule qui bavardait entre elle sans manières, se bousculait, se pressait à la porte du restaurant. Xiao Niao pénétrait dans la salle et s’adressait à lui tout sourire, avec un aplomb que renforçait son impeccable tenue, sa robe lamée argent, ses talons hauts de même ton : « bonjour Xiao Liu, je viens pour notre dîner. J’ai amené quelques parents et amis »…
Éperdu, le jeune homme se leva, marcha incertain vers elle. Tandis que le maître d’hôtel faisait dresser à toute vitesse une nouvelle table, cette fois très grande, et servir l’apéritif de bienvenue, les nouveaux venus se présentaient, tantôt gauches, tantôt familiers. Enfin la table fut prête : « vous ne serez pas deux , glissa à Xiao Liu le maître d’hôtel, mais 25 » !
C’était un vrai coup de Jarnac, une « flèche tirée dans le dos » (放暗箭, fàng ànjiàn). Non seulement cette arrivée en masse privait Xiao Liu de toute chance de faire connaissance avec la jeune fille (il pouvait oublier tous ses propos tendres qu’il ressassait depuis des semaines à longueur de nuits). Mais à la fin de la soirée, il devrait surtout régler l’addition, pour ces hordes de pique-assiettes affamés.
Comment allait-il réagir ? On le verra la semaine prochaine, au dernier épisode !
11-12 février : Nouvel An Chinois. Dans toute la Chine, les festivités du Nouvel an chinois célèbreront l’entrée dans l’année du Buffle (de Métal) qui commencera le 12 février 2021 pour se terminer le soir du 31 janvier 2022.