Agriculture : Xi Jinping appelle ses concitoyens à finir leurs assiettes

Jusqu’à hier en Chine, la courtoisie voulait que l’on salue son interlocuteur en s’assurant qu’il n’avait pas l’estomac vide, une tradition issue d’une longue histoire ponctuée de pénuries et de famines. Aujourd’hui, les Chinois sont bien loin de ces préoccupations et le respect accordé à ses hôtes est mesuré aux restes alimentaires sur les tables. Selon un rapport de 2018, 38% des mets commandés dans les restaurants finiraient à la poubelle contre 22% dans les cantines scolaires. Au total, chaque personne gâcherait ainsi près de 100 grammes de nourriture par repas. En 2015, cela représentait 18 millions de tonnes de nourriture gaspillée, assez pour nourrir 30 à 50 millions de personnes pour un an. Une situation que le Président Xi Jinping jugeait le 11 août « choquante et inquiétante ». C’est ainsi qu’il remettait au goût du jour la campagne « assiettes propres » (光盘行动, guāngpán xíngdòng), destinée à lutter contre le gaspillage alimentaire.

En réponse à l’appel du chef de l’État, cent initiatives ont fleuri à travers le pays entier, plus ou moins avisées. D’abord, la CCTV a blâmé publiquement les « gros estomacs » (大胃王, dà wèi wáng), ces vloggeurs-gloutons qui ingurgitent des quantités gargantuesques de nourriture en un temps record. Dès le lendemain, les plateformes de live-streaming comme Douyin (la version chinoise de TikTok), Bilibili et Kuaishou prenaient des mesures restrictives à l’encontre de ces vidéos pourtant très populaires.

Les écoles ne sont pas en reste. À Xi’an, le bureau de l’éducation a instauré un système de notation des professeurs et des élèves selon leur quantité de déchets alimentaires, avec punitions ou honneurs à la clé. Là encore, la mesure n’a pas fait l’unanimité : « les repas à la cantine sont franchement mauvais. Avant de forcer les étudiants à finir leurs assiettes, le proviseur devrait lui aussi venir au réfectoire et voir s’il a toujours si bon appétit ».

Les restaurateurs ont eux aussi pris le problème très au sérieux : à Tianjin, un établissement s’est mis à proposer des boîtes à repas spécialement destinées à la clientèle féminine « moins gourmande en riz ». Sur Weibo, le concept fait débat : « une femme peut avoir meilleur appétit qu’un homme ! Pourquoi ne pas simplement proposer des portions de tailles différentes » ? À Changsha (Hunan), la chaîne « Chuiyan Fried Yellow Beef » a été contrainte à des excuses publiques après avoir proposé à ses clients de les peser à l’entrée afin de leur suggérer des plats correspondants à leurs besoins nutritionnels (cf photo). Toujours au Hunan, une entreprise est allée jusqu’à retirer les poubelles à la cafétéria pour empêcher ses employés de jeter quoi que ce soit !

À Wuhan, l’association professionnelle de la restauration a lancé la consigne « N-1 » : au lieu de servir plus de plats qu’il y a de convives, il s’agit au contraire d’en servir un de moins ! « Et si l’on va au restaurant tout seul ? Combien de plats peut-on commander ? Zéro ? », interrogeait un internaute. La province du Liaoning instaurait elle le « N-2 ». Un zèle tourné en dérision sur la toile : « quelle province va renchérir et décréter le « N-3 » ? ». Pour un internaute, ces mesures rappellent les instructions de Mao en 1959, au début de la Grande Famine, où il imposa à la population de manger moins pour économiser la nourriture. Un autre soulignait que « les bonnes intentions du Président Xi ont (encore une fois) été mal interprétées par les responsables locaux qui ne pensent qu’à se faire bien voir de leurs supérieurs ». Ils étaient également nombreux à dénoncer l’interférence toujours plus forte du gouvernement dans leurs vies : « Aujourd’hui, les autorités m’ordonnent de manger moins, demain elles décideront à quelle heure je dois aller me coucher ».

En effet, depuis son arrivée au pouvoir, Xi Jinping ne manque pas d’intervenir sur tout sujet, du tri sélectif à la myopie des enfants. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que le chef de l’État s’attaque au gaspillage alimentaire. Peu après le lancement de sa campagne anticorruption, le Président inaugurait la campagne « assiettes propres » en janvier 2013, ciblant les somptueux banquets organisés par les cadres avec des fonds publics.

Mais pourquoi relancer ce mouvement aujourd’hui ? L’empressement et l’envergure inhabituelle de l’opération alimentent le soupçon d’une crise alimentaire : « laissez-moi décoder le message du Président Xi : nos jours sont comptés, il faut donc se préparer aux épreuves à venir », décryptait un internaute. Pourtant, les autorités se veulent rassurantes : les stocks nationaux en riz et en blé – dont le montant est tenu secret – seraient suffisants pour nourrir les 1,4 milliard de citoyens chinois une année entière. Et officiellement, la récolte de l’été 2020 a atteint un montant record : 143 millions de tonnes (+0,9% par rapport à 2019), soit la 14e hausse des 16 dernières années.

Néanmoins, sur le terrain, les paysans affirment avoir moins récolté cette année. D’après les estimations de Ma Wenfeng, analyste pour Beijing Orient Agribusiness Consulting, la récolte serait plutôt de 135 millions de tonnes, le chiffre le plus bas depuis 2013. En effet, ces derniers mois, la Chine a souffert de la fièvre porcine, qui a décimé la moitié de son cheptel ; des nuages de criquets pèlerins dans le Yunnan depuis juin ; d’une invasion de chenilles légionnaires, dévorant les champs de maïs ; de l’épidémie de Covid-19, qui a compliqué les semis ; de fortes inondations dans le sud, ayant endommagé plus de 6 000 hectares de cultures ; et de la sécheresse dans le nord. L’ensemble de ces facteurs a logiquement provoqué une inflation des prix (+13,2% en juillet par rapport à 12 mois plus tôt, +85,7% pour le porc). Un phénomène accentué par les agriculteurs qui, anticipant une hausse des prix, préférent stocker plutôt que de vendre.

À ces fléaux s’ajoutent des problèmes structurels : selon un récent rapport de l’Académie des Sciences sociales chinoise (CASS), le déficit en grain de la Chine pourrait atteindre les 130 millions de tonnes en 2025, en partie à cause de l’urbanisation croissante (+5% d’ici cinq ans) et de l’industrialisation qui grignotent les terres arables, dont la Chine manque déjà cruellement. Le vieillissement de la population rurale entre également en ligne de compte (un quart des ruraux, soit 124 millions de personnes, aura plus de 60 ans à cette échéance) ainsi que le manque d’incitatifs pour les paysans à cultiver leurs terres s’ils ne gagnent pas mieux leur vie qu’en ville.

Tous ces facteurs fragilisent le bol alimentaire chinois et pourraient rendre la Chine plus dépendante des importations : son taux de dépendance aux terres arables étrangères serait de 35 %. Cela peut aussi expliquer que Pékin ait consenti à des achats massifs de produits agricoles américains dans le cadre de l’accord commercial. Cependant, la détérioration rapide des relations avec les États-Unis (son 2ème fournisseur après le Brésil), ou dans une moindre mesure avec le Canada et l’Australie, a rappelé à la Chine la nécessité de reprendre le contrôle de son approvisionnement, mais aussi de tous les autres aspects de sa chaîne alimentaire, de la production, en passant par les achats et le stockage, jusqu’à la consommation. La lutte contre le gaspillage fait donc partie intégrante de cette stratégie.

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