Petit Peuple : Liang Ningjing (Pékin) – Le livreur justicier

Liang Ningjing (Pékin) – Le livreur justicier

Ils filent en gros essaims ou à la file indienne, colonisent les trottoirs et remontent les rues à contresens. Ils ne s’arrêtent jamais, manient le guidon de leurs scooters électriques comme une console de jeux et évitent de justesse la catastrophe à chaque coin de rue. Ils surgissent et pilent au dernier moment, écrasent parfois un chien et renversent aussi des piétons. Les yeux fixés sur leur GPS, ils démarrent en trombe au feu vert, font tomber leur chargement en plein milieu de la route, se font houspiller parce qu’ils ne vont pas assez vite ou parce qu’ils vont trop vite. Dans n’importe quelle grosse ville de Chine, les coursiers des plateformes de livraison de repas, les fameux waimaiyuan, sillonnent les rues à toute vitesse, masse mouvante sans visage, silhouettes engoncées dans des vestes jaunes, bleues ou vertes, un casque mal attaché sur la tête.

Liang Ningjing travaille pour Meituan depuis plus de deux ans. La plus grosse entreprise de livraison de nourriture en Chine redresse la barre après l’impact de la pandémie en 2022 et emploie plusieurs centaines de milliers de personnes.

Sa veste jaune sur le dos, il a commencé par enchaîner les courses – jusqu’à 10 à l’heure de pointe du déjeuner – grimpant une centaine de marches par jour et s’effondrant, tout habillé sur son lit, à peine rentré chez lui. À ce rythme d’enfer, il arrivait à gagner 10 000 RMB par mois, de quoi vivoter dans l’un des immeubles de Gaoloujin, dans la banlieue est de Pékin, où de nombreux migrants habitent en colocation, et envoyer la majeure partie de sa paie chez lui, dans un village du centre de la province du Henan où vivent ses vieux parents, sa sœur et ses deux neveux.

Au début, quand le client se plaignait d’avoir trop attendu, Ningjing se confondait en excuses. Nouveau venu, il récupérait les courses dont ses collègues, plus expérimentés, ne voulaient pas : les livraisons aux adresses incomplètes, dans des résidences aux entrées interdites, dans des bureaux où il n’est pas possible de laisser la commande à l’accueil. Le temps s’écoule à attendre le client et il coûte cher au livreur. En moyenne, un livreur gagne moins de 5 RMB par course, mais il est pénalisé si la commande arrive trop tard, une amende de 3 RMB qui a du mal à passer, surtout quand le livreur n’y est pour rien.

C’est ce qui s’est passé à plusieurs reprises pour Ningjing, toujours au même endroit, dans cette énorme résidence de 250 000 m² comprenant 11 tours d’habitations dans le district de Chaoyang. Les applications Meituan ou Ele.me indiquent une route aux livreurs qui les emmènent à l’entrée ouest de cette résidence, l’entrée principale. Or les gardes leur refusent invariablement l’entrée et leur demandent de se garer devant l’entrée nord, « l’entrée de service ».Le temps d’arriver là-bas, la commande est livrée « trop tard » selon l’application et c’est le livreur qui trinque. Si le livreur choisit un autre itinéraire que celui proposé par l’application, celle-ci lui demande de faire demi-tour, souvent au détriment du code de la route. Ningjing a tout essayé : parler aux gardiens, demander au management de la résidence, appeler le service consommateur de Meituan pour leur expliquer le problème et leur demander de changer la route calculée par des algorithmes, rien à faire…

Alors, les livreurs expérimentés font tout pour transférer à d’autres, les nouveaux, les commandes à livrer là-bas, certains préfèrent même appeler le client pour dire que la commande a été perdue et leur offrir un remboursement sur WeChat. Cela leur coûte moins cher que d’être pénalisé. Cette situation absurde, ajoutée à toutes les histoires qu’il voit passer sur les réseaux sociaux où le livreur se retrouve harcelé, injurié et puni de manière injuste, a fini par révolter Ningjing. Il s’est souvenu de son impétuosité de jeunesse, de ce combat qu’il avait gagné contre son école technique qui avait tenté de lui subtiliser le salaire gagné pour un job d’été que l’école avait arrangé. Il n’allait plus se laisser faire !

Vêtu de sa veste jaune Meituan comme Zorro, son masque, Ningjing intente un procès contre la résidence pour discrimination et réclame 12 000 RMB de dommages et intérêts, une somme qu’il compte utiliser pour venir en aide à ses collègues dans le besoin. Se présentant avec sa veste dans le hall d’accueil de plusieurs cabinets d’avocats, il a choisi pour le défendre celui dont les gardes à l’entrée ne l’ont pas refoulé. Et c’est encore vêtu du jaune Meituan qu’il s’est présenté au tribunal pour sa première audience, non pas pour pavaner comme les nobles d’autrefois qui portaient le jaune pour montrer leur prospérité, mais bien pour prouver, au contraire, que l’habit ne fait pas le moine (不要以貌取人, bùyào yǐmàoqǔrén)… Et comme toutes ses courses, Liang Ningjing n’abandonnera pas en cours de route, il ira jusqu’au bout !

Par Marie-Astrid Prache

NDLR : Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article s’inspire de l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors de l’ordinaire, inspirée de faits rééls.

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