Petit Peuple : Longxi (Gansu) – Une précieuse amitié

Longxi (Gansu) – Une précieuse amitié

Qui naît dans le district de Longxi, au sud de la province du Gansu, a déjà conscience de partir avec un handicap dans la vie. Climat semi-aride, tremblements de terre fréquents, glissements de terrain, inondations et tempêtes de sable, point de salut hors de l’agriculture, point de perspective sinon le jaune brunâtre des collines de loess qui recouvrent le district.

De son enfance, Zhang Haichao garde le goût d’une intense solitude, les moqueries de ses camarades de classe sur son purpura, cette maladie de peau soignée par des médicaments qui le font grossir. Devenu bientôt plus gros que grand, il se trouve affublé de lunettes sans pourtant entrevoir d’échappée à cette succession de jours rythmés par les mêmes humiliations à l’école, par la pression de la famille qui ne comprend pas les mauvais résultats scolaires, qui ne cache pas sa déception pour ce fils incapable de se fondre dans la masse. Alors Haichao plonge. Une grave dépression l’empêche de continuer sa scolarité, le contraint à de longs séjours à l’hôpital. Sa vie ne tient qu’à une onde, celle de la musique, et plus particulièrement le hip hop et le rap, découverts enfant avec les albums du groupe pékinois Yin Ts’ang.

Après un deuxième échec pour reprendre ses études, Haichao, qui se fait appeler Big Sponge, se démène pour émerger comme rappeur. Dans une ville où tout le monde se connaît, il est encore la cible des moqueries, ne dirait-on pas qu’il psalmodie des prières quand il chante ? Personne n’a entendu parler de la légende du rock Cui Jian, ni du freestyle, ni des MCs (Masters of Ceremony, les rappeurs), on n’est pas à Pékin, ni à Canton. Malgré tous ses efforts, Big Sponge n’attire pas grand monde.

Brouillé avec sa famille, il décide de vivre reclus chez lui, sort la nuit, improvise et chante ses compositions en haut de la tour du tambour. On l’aperçoit, attablé devant des mantou aux légumes, son invariable écharpe rayée rouge, verte et jaune autour du cou. Parfois, il reste chez lui plusieurs mois sans sortir, au milieu des déchets en plastique qu’il a ramassés pour les revendre. Personne ne se soucie de lui. Mais, un jour, il reçoit la visite d’un ami d’enfance.

Zheng Yifei vient de Longxi lui aussi, des parents violents mais des rêves plein la tête. Après son départ pour l’université de Lanzhou, il garde le contact avec Big Sponge sur QQ (service de messagerie instantanée), lui parle de sa passion pour le cinéma, de sa rencontre providentielle avec Zhang Nan, un réalisateur qui a le vent en poupe, et de son arrivée à Pékin pour continuer de travailler avec ce dernier. À Pékin, allongé sur son lit, l’unique meuble de sa chambrette de 5 mètres carrés, il déchante. Sur un coup de tête, Yifei décide de retourner quelque temps à Longxi, interroger ses racines, retrouver son ami Big Sponge, sonder, une caméra à la main, le sens de la vie, de leur vie. Dans sa tête résonnent les encouragements de son père : « tu n’es qu’un idiot ! » et la certitude qu’il ne vaut pas un clou.

Big Sponge ne l’a pas oublié, il tire même de sa poche la photo que lui avait donnée Yifei la veille de son départ pour Lanzhou. Pendant des jours, ils traînent ensemble, discutent, mangent des saucisses en haut des collines de loess. Parfois, Yifei filme Big Sponge, cela provoque des discussions, fait émerger des rêves, redonne un objectif. Yifei rentre à Pékin, revient dès qu’il peut, dort par terre chez son ami d’enfance, filme. Parfois, ils se disputent, parfois Big Sponge a peur de ce documentaire en préparation : est-ce qu’on va se moquer de lui, encore et toujours ?  

Mais il se remet au travail, compose neuf chansons, essaie de perdre du poids. Être filmé donne soudain de la valeur à sa vie. Yifei, quant à lui, oublie ses doutes en s’absorbant dans ce qu’il veut montrer de la vie de son ami, non pas ce qui ne va pas mais cette nonchalance de Big Sponge, l’acceptation d’une situation telle qu’elle est, ce refus de rentrer dans le moule et la musique qui lui donne l’énergie d’avancer, envers et contre tout. « Un ami fidèle est difficile à trouver », dit l’adage (知音难觅, zhīyīn nán mì ). Dans leurs galères respectives, les deux amis ont-ils conscience du trésor dans leurs mains, cette amitié qui les fait soudain exister ?

Sorti en 2019, le documentaire de Zheng Yifei a trouvé son public, des milliers de jeunes qui se reconnaissent dans le titre, Trashy Boy. Originaires pour la plupart de provinces reculées, les rêves brisés par les inégalités, le taux de chômage en hausse, les confinements à répétition dus au Covid-19, ils disent se considérer eux-mêmes comme des rebuts dont personne ne veut.

Les récompenses pleuvent sur ce premier documentaire sans altérer la lucidité des deux copains : quand il ne restera plus rien de cette attention médiatique autour d’eux, il restera cette amitié, qui éclaire le film et leurs vies respectives, donne enfin matière à espérer.  

Par Marie-Astrid Prache

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