Culture : La Chine qui se bat pour respirer

La Chine qui se bat pour respirer

Nous sommes en 2010. Des explosions résonnent dans la montagne Yuecheng (越城岭) dans le sud de la province du Hunan, à la frontière avec le Guangxi. A 1 500 m d’altitude, de petites mines illégales font vivre des paysans espérant gagner un peu mieux leur vie en piochant du fer. Pendant les huit années qui vont suivre, Jiang Nengjie a filmé des morceaux de vies brisées de ces mineurs. Il a rassemblé ces témoignages dans un documentaire d’1h21, intitulé « Mineurs, le gardien de chevaux et la pneumoconiose » (矿民, 马夫, 尘肺病), disponible sur YouTube.

Sans voix off, ni parti pris, le réalisateur expose la dure réalité de ces travailleurs et dévoile leurs préoccupations : le prix des minerais, les « faux » explosifs à la fumée toxique, les accidents dans les mines voisines, le montant de la compensation en cas de décès, les inspections des cadres locaux…

Tout s’arrête lorsque leurs mines sont fermées par les autorités en 2012. Les plus jeunes migrent alors dans les grandes villes et deviennent livreurs… Pour les plus anciens, la reconversion est plus difficile. Incapables du moindre effort physique, ces ex-mineurs souffrent de pneumoconiose. Cette maladie des poumons noirs est incurable et provoquée par l’inhalation d’infimes poussières gênant la respiration. « Avant, on ne savait pas que c’était risqué. Maintenant, c’est trop tard », témoigne un mineur.

Le réalisateur suivra l’un d’entre eux jusqu’à son dernier souffle. Dépendant de sa bouteille d’oxygène, le mineur ne reçoit aucune aide, sa condition n’ayant pas été reconnue comme une maladie professionnelle. En effet, selon l’ONG « Love Save Pneumoconiosis », seuls 9,5% des mineurs signent des contrats de travail avec leurs employeurs. Ils sont donc pour la plupart dans l’incapacité de prouver le lien avec leur maladie. Faute d’obtenir un dédommagement, les familles s’endettent alors lourdement pour payer les soins, car seulement un dixième du montant total est couvert par la sécurité sociale. Or, le traitement coûte des centaines de milliers de yuans…

Dans ces conditions, les consignes de lutte anti-pauvreté du Président Xi Jinping diffusées par des haut-parleurs à travers le village, sont accueillies avec scepticisme par les habitants : « 100 milliards de yuans ont été distribués dans la province à ce titre, mais personne n’en a vu la couleur », se plaint un ancien. La corruption des cadres est dénoncée, tout comme le fait que les médias ne rapportent que les bonnes nouvelles. Finalement, force est de constater que leurs drames n’intéressent personne…

A travers le pays, ils seraient 6 millions à souffrir de pneumoconiose. C’est neuf fois plus que le chiffre officiel du ministère de la Santé, qui recense essentiellement les mineurs employés par des groupes d’Etat. 

Sur la plateforme de notation de films Douban, le documentaire récoltait une note de 8,5/10 de la part des spectateurs, avant que la page ne soit supprimée. Un joli succès pour un film qui n’est pas sorti officiellement. En effet, le réalisateur de 35 ans ne voulait pas se soumettre aux exigences de la censure. « Cela aurait dénaturé mon travail », commente Jiang Nengjie. Alors fin mars, il décida de partager le lien de téléchargement à quelques fans de documentaires sur Douban, qui le partagèrent ensuite avec leurs amis… Un coup de génie puisque le documentaire devint viral en quelques jours. Lors de sa campagne de crowdfunding, il avait déjà annoncé ne pas chercher à obtenir le « sceau du dragon » pour son documentaire. Il fut alors accusé de profiter de fonds étrangers pour critiquer le gouvernement chinois, ce qui conduit la police à faire une descente à son bureau pour lancer une enquête…

Mais Jiang compte bien ne pas se retrouver dans la même situation que l’écrivaine Fang Fang, qualifiée de traître à la nation. « Participer aux festivals étrangers ? Pas question, je ne peux pas m’attirer des ennuis en Chine. Je n’ai d’ailleurs jamais vraiment réalisé ce documentaire en pensant à des audiences étrangères. S’il est visible sur YouTube, c’est parce que quelqu’un l’a posté, pas moi » précise-t-il.

Malgré cela, certains internautes nationalistes ont demandé son arrestation pour ne pas avoir présenté la Chine sous son meilleur jour. « Certaines personnes ont l’air de penser que de faire taire ceux qui soulèvent les problèmes permet aussi de faire disparaître les problèmes eux-mêmes », déplore Jiang. Pourtant, de ses propres dires, le jeune réalisateur n’a pas conçu ce documentaire comme une critique du gouvernement, mais comme un simple regard sur la situation de ces mineurs qui sont aussi des membres de sa famille. A l’écran, son père, un ancien mineur contraint à l’abandon par la tuberculose, mais aussi son cousin, un petit patron de mine… Deux de ses oncles souffrent aussi de pneumoconiose. Car les langues se délient plus facilement en famille – un constat partagé par la réalisatrice de « One Child Nation » qui est revenue sur la politique de l’enfant unique dans son propre village.

Le premier documentaire de Jiang, sorti en 2009, touchait également à un sujet personnel pour lui. Intitulé « The Road », il traitait des enfants laissés pour compte dans les campagnes, délaissés par leurs parents ayant migré dans les grandes villes pour trouver du travail. Une histoire inspirée de sa propre situation. Pour son prochain projet « Love is Love », Jiang s’intéresse aux difficultés rencontrées par la communauté LGBT en Chine. « Là encore, je ne soumettrai pas mon travail aux censeurs, je le distribuerai moi-même ». Et il ne faut pas s’y tromper, sans dire son nom, c’est bien un acte de rébellion : « nous devons nous battre pour nous exprimer dans nos films. Si on ne repousse pas les limites, les autorités vont encore empiéter sur notre espace de liberté ». 

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