Architecture - Urbanisme : Scellés sur les portes et coups de tractopelles

Scellés sur les portes et coups de tractopelles

Ces derniers mois, les cas d’expropriations forcées sont en recrudescence dans le pays, rappelant à tout propriétaire en Chine qu’il peut se retrouver sans feu ni lieu, du jour au lendemain.

Dans la vieille ville de Pingyao (Shanxi), classée patrimoine mondial de l’UNESCO en 1997, plus de 220 familles ont appris avec stupéfaction début juillet qu’elles seraient expulsées sous 15 jours de leurs demeures, soudainement déclarées « propriété de l’État ». Dans la plupart des cas, ces cours carrées ont appartenu à la même famille depuis plus d’un siècle. Réquisitionnées sous Mao en 1958, il aura fallu attendre 1992 pour que ces familles, réputées aisées, retrouvent leur bien, souvent en le rachetant. Aujourd’hui, la valeur de ces demeures aurait été multipliée par dix sous l’afflux des touristes (17 millions l’an dernier générant 20 milliards de yuans de revenus) : l’une d’entre elles aurait été récemment vendue pour 30 millions de yuans. Pour les habitants spoliés, il n’y a aucun doute : la mairie veut récupérer leurs propriétés pour les revendre à prix d’or à des développeurs attirés par le succès de Pingyao. Et ainsi, l’histoire se répète. Depuis plusieurs mois, le conflit empoisonne la vie de la ville, rendue depuis lors inaccessible aux visiteurs étrangers sous prétexte de Covid-19… Autre coup dur pour Pingyao : la démission surprise le 18 octobre de Jia Zhangke, célèbre réalisateur originaire de la région, jusqu’alors à la tête du festival international du film de Pingyao qu’il avait co-créé en 2017. Sans expliquer sa décision, le cinéaste a tenu à préciser : « le festival n’a jamais reçu le moindre centime du gouvernement local ».

La situation de Pingyao rappelle celle de la commune voisine de Datong, 2èmeville du Shanxi et ancienne capitale impériale sous la dynastie Wei, réputée pour son charbon et sa pollution. Entre 2008 et 2013, son maire Geng Yanbo (cf photo), dont le mandat controversé à fait l’objet d’un documentaire en 2015 (« Le Maire chinois », disponible sur Amazon Prime et projeté par le ciné-club « Ecrans de Chine » le 19 novembre à 18h30), s’était mis en tête de reconstruire le mur d’enceinte et les quartiers historiques afin d’attirer des touristes par millions. Surnommé « M. Démolition », Geng aurait ordonné l’expulsion de plusieurs dizaines de milliers d’habitants et créé un trou de 20 milliards de yuans dans les finances de la mairie – les ventes de terrains aux promoteurs n’ayant pas suffi à financer ces chantiers pharaoniques…

Ces problèmes ne sont pas l’apanage des provinces. Ces douze derniers mois, dans la banlieue de Pékin, quelques milliers de maisons secondaires situées dans des villages des districts de Changping et de Huairou, ont soudainement été déclarées « illégales » par les collectivités locales. L’un de ces hameaux (Xiangtang) avait pourtant reçu en 2007 le titre officiel de « plus joli village de la capitale ». Les protestations des résidents, qu’ils soient artistes, économistes, fonctionnaires, n’y ont rien fait… Les bulldozers ont eu le dernier mot.

Derrière ces démolitions, un motif politique se dessine cette fois : depuis la fameuse colère du Président Xi Jinping relayée par la presse officielle en 2018, apprenant que des dizaines de villas construites illégalement à Qinling (Shaanxi) n’avaient toujours pas été rasées, les cadres préfèrent trop détruire que pas assez. Ce n’est pas la première fois que la politique urbaine de la capitale fait l’objet de controverses depuis l’arrivée au pouvoir de Cai Qi, un proche de Xi. Sous son mandat, des centaines de milliers de travailleurs migrants au sud et au nord-est de la ville ont été expulsés pour des raisons de sécurité incendie, tandis que dans les « hutongs », ruelles étroites situées dans le centre-ville historique, les fenêtres et les portes ont été briquées, prétextant une standardisation de l’apparence des petits commerces.

Même au cœur de Pékin, la colère couve. Le jour de clôture du Plenum (29 octobre), un groupe de sexagénaires représentant 60 familles s’est réuni devant un bâtiment de la municipalité pour réclamer les appartements qui leur avaient été promis près du quartier d’affaires (CBD), au titre de la destruction il y a 10 ans de leurs logements dans le quartier de Tianshuiyuan, au sud du parc de Chaoyang.« Nous avons tout essayé, la municipalité, le district, différents départements… On nous fait tourner en bourrique », déclarait l’un d’entre eux. 

Selon Wu Qiang, ancien professeur à Tsinghua, les décideurs donnent la priorité à l’urbanisation, reléguant au second plan la justice sociale : « Les promoteurs et les gouvernements locaux obtiennent leur part en premier, et dédommagent les habitants en dernier » explique-t-il. Dans la plupart des cas, il n’y a d’ailleurs aucune consultation préalable avec la population. Pourtant, la loi stipule que le relogement et la compensation doivent être prévus avant même que les habitants soient expulsés et leurs maisons rasées. Malgré cela, les citoyens se retrouvent très souvent déboutés par la justice, les tribunaux étant contrôlés par les gouvernements locaux. D’après l’avocate Ni Yulan, « les différends fonciers représenteraient près de la moitié des 100 000 mouvements sociaux enregistrés en Chine chaque année».

Que ce soit au centre-ville ou en campagne, sous prétexte de la préservation du patrimoine historique, de la protection de l’environnement ou des terres agricoles, ces expropriations forcées resurgissent dans un contexte de ralentissement économique, aggravé par l’impact de la Covid-19. Comme au lendemain de la crise financière de 2008, ces confiscations reflètent le besoin urgent des gouvernements locaux de renflouer leurs caisses, et la vente du droit d’usage des terrains pour une durée limitée (70 ans maximum) reste leur première manne. En 2018, ces revenus représentaient plus de deux tiers des finances locales, et jusqu’à 80% dans certains cas. Sauf que désormais, ces confiscations n’affectent plus uniquement les paysans dans les zones rurales, la classe moyenne est elle aussi lésée, au risque de provoquer des troubles sociaux au sein des villes, au vu et au su de tous. Malheureusement, il faudra bien plus que les timides améliorations dans le nouveau Code civil, qui entrera en vigueur le 1erjanvier 2021, pour apaiser la colère des citoyens dépossédés. De même, les promesses réitérées des gouvernements successifs d’une réforme du droit du sol, sont toujours restées lettre morte, car elle remettrait en cause plusieurs piliers du système « socialiste » : du mode de financement des gouvernements locaux, à la mainmise du pouvoir sur la justice. Comme dit l’un des propriétaires pékinois, désabusé : « il ne peut pas y avoir de société ‘modérément prospère’ sans Etat de droit ».

Avez-vous aimé cet article ?
Note des lecteurs:
1.88/5
8 de Votes
1 Commentaire
Ecrire un commentaire