Economie : Le retour polémique des vendeurs ambulants

Tout a débuté lorsque le Premier ministre Li Keqiang a loué l’initiative de la mégalopole de Chengdu qui, en autorisant 36 000 échoppes de rue, a créé plus de 100 000 emplois en une nuit. Quelques jours plus tard, en visite à Yantai (Shandong), le chef du Conseil d’État réitérait son soutien à ces commerçants ambulants « représentant la vitalité du pays » (cf photo).

Même si aucune mesure en leur faveur n’a été officiellement annoncée par le gouvernement, les mots du Premier ministre suffisaient aux petits vendeurs de babioles et de nouilles sautées, souvent des employés à mi-temps cherchant à boucler les fins de mois ou des ex-commerçants ayant mis la clé sous la porte durant l’épidémie, pour investir les trottoirs. Circulaient aussi sur la toile plusieurs mêmes humoristiques appelant les professions intellectuelles (avocats, ingénieurs, traducteurs au chômage) à faire de même, témoignant des difficultés rencontrées par la société entière.

Autre signe de la tendance, la chaîne de fast-food américaine KFC installait des stands mobiles pour vendre des petits-déjeuners à Shenzhen. Et du jour au lendemain, les camionnettes spécialement adaptées aux commerces ambulants vendues par Wuling Motors se vendaient comme des petits pains. En guise de soutien à leurs « petits concurrents », les géants du e-commerce JD.com et Alibaba proposaient à ces marchands des crédits à taux zéro.

Sur Baidu, les recherches de « trucs et astuces pour vendre à la sauvette » explosaient, tandis que sur Weibo, le hashtag « économie ambulante » (地摊经济) suscitait 1,3 milliard de vues et 290 000 commentaires, avant d’être désactivé face à l’ampleur de la polémique. En effet, si certains internautes se réjouissaient de la nouvelle, d’autres ne cachaient pas leur scepticisme : « notre objectif est de revenir en 1949, lorsque la Chine était pauvre » ?

Même réaction mitigée du côté des médias officiels : le 8 juin, CCTV Finances mettait en garde contre cette solution unique, peu appropriée pour les villes de premier rang. Selon Sheng Guangyao, chercheur à l’Académie des Sciences sociales (CASS) : « ces colporteurs vendent essentiellement à d’autres ‘petites gens’. Cette mesure est donc plus adaptée aux petites villes qu’aux grandes métropoles ».

Ainsi, Shanghai se contentait de promettre qu’elle ne punirait pas ces vendeurs ambulants et qu’elle dynamiserait sa vie nocturne. Seule grande ville à saisir la balle au bond, Canton encourageait leur retour tout en définissant 60 zones où ils seront les bienvenus et le type de marchandises autorisé à la vente. « Les grandes villes font preuve de prudence, car elles ont utilisé la manière forte ces dernières années pour expulser ces marchands, poursuit Sheng. Si elles reviennent sur leur décision aujourd’hui, il leur sera difficile de réimposer un contrôle par la suite ». De fait, les vendeurs à la sauvette et les agents de la municipalité ont joué au jeu du chat et de la souris pendant de longues années, leurs altercations souvent violentes ayant parfois conduit à des drames. Finalement, ces stands réputés « bruyants, encombrants, peu hygiéniques, et polluants par la fumée de leurs BBQ », avaient fini par disparaître du paysage urbain…

À Pékin, qui doit accueillir les JO d’hiver de 2022, la situation est plus complexe encore. Dans un éditorial daté du 6 juin, le Beijing Daily, contrôlé par la municipalité, s’insurgeait contre cette mesure « qui nuirait à l’image de la capitale ». Ainsi, les vendeurs furent priés de remballer. « Le Premier ministre nous a accordé son soutien, dénonçait l’un d’entre eux, l’autorité de la municipalité de Pékin est-elle au-dessus de celle du Conseil d’État à présent ? Nous avons perdu notre droit fondamental à nourrir nos familles ». Les internautes prenaient leur défense : « ce commerce est leur seul moyen de survie, pourtant, les cadres municipaux semblent uniquement se préoccuper de l’image de la capitale à l’international ». De fait, jusqu’au mois dernier, la performance des cadres locaux était encore jugée sur l’absence de vendeurs de rue et de marchés sauvages.« Cette capitale, impersonnelle, n’est pas la nôtre, elle appartient seulement à un petit groupe de privilégiés », déplorait un internaute. « Pékin doit être une ville accueillante et ne pas rejeter la population de ‘bas niveau’ », rappelait un autre. Un commentaire qui faisait référence à l’expulsion de centaines de milliers de travailleurs migrants de Pékin sous prétexte d’insalubrité de leurs logements en banlieue fin 2017. Par la suite, ce fut au tour des petits commerces dans les quartiers historiques de la capitale d’être briqués pour des raisons esthétiques…

Finalement, cette affaire des marchands ambulants est révélatrice à plusieurs niveaux. D’abord, l’opposition des municipalités peut indiquer un manque de préparation ou de consultation pour une mesure décidée en urgence. Cela confirme surtout que la situation de l’emploi est bien plus préoccupante que les chiffres officiels ne le laissent deviner : 6% pour le chômage urbain, n’incluant pas les travailleurs migrants installés dans les villes. Certains analystes estiment le chiffre réél autour de 20%. Lors du discours prononcé par Li Keqiang en ouverture du Parlement, le mot « emploi » était celui qui revenait le plus souvent (34 fois), traduisant la gravité de la situation.

Ensuite, elle met en lumière les contradictions au sein même du gouvernement. Alors que l’État central s’inquiète de la pauvreté dans le pays entier, les cadres locaux sont davantage préoccupés par l’élimination de la pauvreté urbaine « visible » plutôt que par la réduction des inégalités au sein de la population. Ces dernières sont donc tolérées tant qu’elles n’impactent pas la stabilité du régime.

Au plus haut niveau, le retour des vendeurs à la sauvette colle mal avec l’image de société « modérément prospère » que veut donner le Président Xi Jinping. De même, alors que Xi doit annoncer l’éradication de la grande pauvreté (moins de 2 300 yuans par an), le leader se serait probablement bien passé de la polémique suscitée par une autre déclaration de Li Keqiang en conférence de presse du Parlement, dévoilant que 600 millions de Chinois vivent avec moins de 1 000 yuans par mois. « A peine assez pour louer une chambre dans une ville moyenne », ajoutait le Premier ministre. Un choc pour l’opinion qui peinait à croire que la Chine est toujours aussi pauvre… Dénotant le clivage entre le Président et son Premier ministre, dont le portfolio comprend traditionnellement l’économie, un internaute notait : « il semble que notre bienfaiteur (Xi) n’a guère apprécié le plan de sauvetage de Li consistant à donner la priorité au petit peuple ». La situation n’est pas nouvelle : depuis l’arrivée au pouvoir de l’hyper-Président, le champ d’action et l’influence du Premier ministre n’ont cessé de se réduire, voyant ses projets libéraux relégués au second plan. Preuve en est : si cette idée avait émané du Président Xi lui-même, aurait-elle rencontré une telle levée de boucliers de la part des municipalités ? Probablement pas…

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1 Commentaire
  1. severy

    Un très bon article qui montre que l’histoire se répète. Un numéro Un qui est moins libéral qu’un numéro Deux. On a une nette impression de déjà vu.

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