Petit Peuple : Hangzhou – Dix ans à la dérive (2ème partie)

Résumé de la première partie : En 2005, à Dongyang (Zhejiang), suite à une dispute avec ses parents, Xiaoyun, 14 ans, fugue de chez elle… Elle va désormais devoir apprendre à se débrouiller seule, tout en évoluant dans un monde aux franges de l’humanité, mi-social, mi-virtuel, celui des cafés-internet… 

Alors, pour Xiaoyun, commença une vie sans feu ni lieu. Avant sa fuite du domicile familial, ses vadrouilles buissonnières lui avaient fait connaître les cybercafés (网吧, wǎngbā). Pour quelques sous, elle y trouverait un refuge discret. Des mois auparavant, l’adolescente s’était constitué un trésor de guerre, petits sous chapardés à la maison.

Une fois claquée la porte, après l’ultime dispute avec son père, elle s’en alla droit à la gare routière et prit le premier bus en partance, vers Jinhua où elle passa la nuit sur une banquette d’une maison de bains publics.

Le lendemain, elle partit pour Taizhou, puis d’autres villes de la province ou du Jiangxi voisin. Elle ne prenait toujours ses bus au hasard, et limitait la durée de ses séjours, pour éviter de se faire repérer. Au bout de quelques mois, rassurée qu’elle n’était plus recherchée, elle put se diriger vers la ville dont elle rêvait, Hangzhou, le centre des lumières et des plaisirs, tel qu’elle se le représentait naïvement. Là-bas l’attendaient des dizaines de cybercafés, qu’elle choisissait un à un à l’aveugle. Elle y jouait des jours et nuits entiers, s’aveuglant les yeux et s’assommant les méninges. 

La nuit, elle se réveillait sur le clavier, à la lueur bleutée de l’écran. Elle essuyait la sueur de son visage et détendait ses muscles engourdis, poursuivie par une bribe de rêve : sa mère lui tendait les bras, lui pardonnant et l’appelant. Dans ce rêve, elle-même, butée, ne voulait rien savoir. Ce qui n’empêchait sa mère de la caresser et la consoler, en silence. Et elle se laissait faire… Ces rêves l’aidaient à supporter la détresse, comme un petit havre de paix dans sa course épuisante à travers sa vie de fuite et de révolte.

D’autres fois, le cauchemar l’arrachait au sommeil : les dragons héraldiques, les T-Rex jurassiques, les soldats nippons ou bandits coréens, tous ces fantômes virtuels qu’elle avait tués, retournaient pour se venger, la happant d’un coup de crocs, de hallebarde ou de kalachnikov…

Par miracle, durant ces années, Xiaoyun n’avait pas souffert de violences, ni été tentée de vendre son corps, ne fût-ce que pour se nourrir. L’atmosphère des cybercafés, ludique mais calme, solitaire voire un peu autiste, très éloignée du monde réel, l’avait protégée. 

Pour se nourrir, Xiaoyun se contentait d’un paquet de biscuits secs, d’un fruit, d’un verre d’eau bouillie. Presque chaque jour, elle aidait le tenancier à tenir la caisse ou servir les boissons. Il la nourrissait en échange, et lui offrait l’utilisation gratuite d’un ordinateur, sans poser trop de questions. 

À force de jouer, elle était devenue une quasi-professionnelle. Autour d’elle, habitués et employés formaient un clan lié par une passion et un code de valeurs. Jamais nul ne la dénonça, et tous s’ingénièrent à la protéger, lui disant quand se cacher pour éviter une ronde de police. 

Souvent un inconnu lui payait un Coca, un sandwich, ou lui tendait 2 billets roses de 100 yuans : c’était pour qu’elle joue à sa place, au « Crossfire » contre des joueurs du monde entier. En 3 heures, sous les bravos, elle le faisait avancer de centaines ou milliers de places au palmarès…

Tout cela finit ce jour du 20 novembre quand elle se fit pincer bêtement par le policier en ronde inopinée : 10 ans de cavale prenaient fin.

Prévenue par téléphone, sa mère manqua de s’évanouir, elle qui avait reçu le certificat de décès. Dans le secret de son cœur pourtant, elle n’avait jamais cessé de la croire en vie – depuis que Xiaoyun, par WeChat, lui avait envoyé signe de vie, sans pour autant lui laisser loisir de la localiser… 

Dès le lendemain à l’aube, depuis Dongyang, sa mère se mit en chemin, ayant obtenu congé de son patron, qui avait même mis à sa disposition une voiture et un chauffeur de l’entreprise.
Depuis Huangshan (Anhui, à 200 km), son père, lui, prenait aussi la route. Ils arrivèrent en même temps, en fin de matinée. 

Dans l’attente, Xiaoyun, au comble de l’inquiétude, avait fini par accepter d’être confrontée à ses parents -sans engagement. En cas de refus de les suivre, la policière lui avait promis qu’elle resterait libre.
Dans l’attente interminable, elle passait sans transition d’un éclat de rire aux sanglots terrifiés. Enfin arriva sa mère : elle se précipita et les deux femmes s’enlacèrent longuement, sous les applaudissements du commissariat. Avertie par une indiscrétion, la presse était là, tous flashes crépitants. Aux journalistes, la mère déclara que tout était de sa faute. Dans ces 10 ans de deuil, elle avait appris sa leçon : puisque sa fille lui retournait des morts, jamais plus elle ne la disputerait. 

L’autre problème était celui de l’avenir de Xiaoyun, qui se retrouvait sans nul diplôme, ni éducation, à 24 ans. La voie royale des bons métiers s’était envolée. Mais à défaut d’en faire une enseignante ou une avocate, on saurait bien lui trouver une petite « niche » quelque part. Et puis, le bonheur restait à portée de main. Ce n’était pas pour rien que conseillait le proverbe : « si ton dessin de tigre est raté, fais-en un chien » (画虎不诚反類犬 huà hǔ bùchéng, fǎn lèi quǎn) !

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