Société : Au nom de Lhamo

Dans ses vidéos-live, Lhamo (拉姆) vloggeuse tibétaine de 30 ans vivant dans la région montagneuse d’Aba (Sichuan), n’avait rien laissé transparaître de son calvaire à ses 720 000 abonnés. La jeune femme était pourtant victime de violences conjugales depuis près de 10 ans.

L’enfer commenca après son mariage avec un dénommé Tang, qu’elle fréquentait depuis ses 17 ans. Les violences s’ intensifièrent après le décès de la mère de Lhamo en 2012, la seule dans la famille ayant le courage de la défendre, son père étant malade. En mai dernier, au cours d’une énième dispute, son mari lui cassa le bras. Lhamo quitta alors le domicile conjugal et demanda le divorce. Mais son époux ne l’entendit pas de cette oreille et menaça de tuer l’un de leurs deux enfants, dont il avait obtenu la garde, si elle ne revenait pas. Elle lui céda donc… pour mieux le quitter un mois plus tard. Bien décidé à prendre sa revanche, son ex-mari s’introduisit chez elle le 14 septembre, la poignarda, l’aspergea d’essence puis l’immola en pleine séance de live-streaming sur Douyin. Conduite à l’hôpital avec des brûlures couvrant 90% de son corps, elle décéda le 30 septembre. Lhamo avait pourtant sollicité l’aide des policiers à maintes reprises depuis 2019, mais ces derniers n’avaient rien fait d’autre que de sermonner Tang, considérant cette affaire d’ordre « familial ».

La nouvelle de sa mort dans ces circonstances tragiques, vue plus de 420 millions fois sur Weibo, a déclenché une vague d’indignation, semblable à celle ressentie après l’annonce en mai dernier qu’une période obligatoire de réflexion de 30 jours avant tout divorce serait intégrée au nouveau code civil pour freiner le nombre grandissant de séparations. Les internautes réclament qu’une enquête sur l’inaction des policiers soit ouverte et que la peine de mort soit prononcée à l’encontre de l’ex-mari, actuellement en détention pour homicide volontaire. « Combien de femmes devront encore mourir avant que le gouvernement ne fasse quelque chose ? », écrivait un utilisateur. « Quand notre pays va-t-il cesser de considérer la famille comme la plus petite unité de notre société au lieu de l’individu lui-même ? Quand les droits de la personne la plus vulnérable d’une cellule familiale seront-ils véritablement protégés ? », s’indignait un internaute. Le mouvement a pris une telle ampleur que les censeurs ont bloqué le hashtag revendiquant une nouvelle loi contre les violences domestiques au nom de Lhamo (#拉姆法案#, lāmǔ fǎ’àn) qui accorderait automatiquement le divorce lorsque l’un des époux menace verbalement ou physiquement son conjoint.

Une loi existe pourtant depuis mars 2016, point culminant de deux décennies d’efforts. Elle accorde aux policiers le droit d’émettre des avertissements écrits, mais aussi aux tribunaux celui de décréter des mesures d’éloignement du conjoint violent. En 2019, 2 004 injonctions ont été ordonnées par la justice – presque trois fois plus qu’en 2016. Rien n’est par contre prévu pour les femmes déjà divorcées comme Lhamo… Si les affaires de violence dans les grandes villes sont en général plus médiatisées, les drames dans des zones rurales sous-développées sont plus nombreux. « En raison de différents facteurs économiques et culturels, il est plus difficile pour ces femmes de s’échapper de relations abusives en campagne », explique Ding Dang, militante pour les droits de la Femme à Shenzhen.

Selon la Fédération des Femmes, près de 30% des épouses ont déjà été (ou sont) victimes de violences domestiques – soit 90 millions –  tandis que 95 000 femmes se suicident chaque année pour échapper à leurs souffrances. En moyenne, elles n’appellent la police qu’après avoir été violentées 35 fois… Et lorsqu’elles le font, elles sont ignorées par les forces de l’ordre dans 80% des cas. Depuis l’entrée en vigueur de la loi contre les violences domestiques en 2016, 1 214 décès ont été recensés, selon l’ONG Weiping. Cela signifie qu’en moyenne trois féminicides ont lieu tous les cinq jours en Chine.

Ces résultats décevants s’expliquent par différents facteurs : il y a d’abord la perception que la violence domestique est une affaire familiale, et que souvent les victimes l’ont d’une certaine manière mérité… Ensuite, un bon nombre de victimes ne savent pas qu’une loi existe, et même lorsqu’elles le savent, elles doutent que la loi soit appliquée ou craignent des représailles. Celles qui ont le courage de saisir la justice ne savent pas quelles procédures entreprendre, ignorent qu’elles doivent apporter la preuve de la violence subie. Elles n’ont enfin aucune assurance d’obtenir gain de cause, les tribunaux ayant pour consigne de préserver autant que faire se peut l’unité du couple. Dans le Henan, une femme en a fait la tragique expérience : en août 2019, elle s’était défenestrée pour échapper à son époux violent. Elle s’en est sortie vivante, mais paraplégique. Ce drame n’a toutefois pas suffi au tribunal pour lui accorder le divorce : « sa paralysie résulte de son comportement suicidaire et non pas des abus de son mari , qui lui ne souhaite pas divorcer ». Sous pression du public, elle a fini par obtenir la dissolution de son mariage un an plus tard… On le voit, tant que « l’harmonie familiale » primera sur la protection des victimes et que les mentalités ne changeront pas, même un arsenal législatif ne suffira pas à lutter contre ce fléau.

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