Le titre de ces mémoires d’Ai Weiwei n’est pas de lui, mais de son père, et ceci en dit long sur le projet de l’ouvrage. Ai Weiwei est devenu sans doute l’artiste graphique le plus célèbre de Chine, mais en même temps un dissident farouchement engagé pour les droits de l’homme et contre le régime, exilé depuis de longues années.
Mais ce père, Ai Qing fut lui-même à la fois un des premiers compagnons de la révolution chinoise, artiste poète célèbre et acclamé, intime de Mao Zedong dans les années 30, mais aussi défenseur de plus en plus opiniâtre de la démocratie. Ce qui fit de lui une fois le socialisme maître du pays, un membre du club historique très fermé des héros de la révolution, et un adversaire du stalinisme, opposé au pouvoir, et à ce titre longuement persécuté.
Cette dualité apparaît au cœur du livre, qui est pour moitié dédié à la gloire de ce père, et pour moitié un récit du combat d’Ai Weiwei au service de la démocratie, avec une arme essentielle qui est assez rare en Chine : l’humour corrosif et la dérision, la provocation aussi contre le pouvoir – contre tout pouvoir. Ai Weiwei ne le dit pas, mais il s’est aussi disputé avec l’Allemagne, le premier pays qui l’avait accueilli après son départ de Chine populaire, en 2015.
En terme de personnalité, l’artiste montre une facette de membre d’une société dorée, qui a tous les droits et peut tout se permettre en tant qu’enfant d’une aristocratie rouge à qui il faut tout pardonner. Il n’est pas le seul loin de là – après tout Xi Jinping en personne, ou d’autres très hauts personnages de Chine contemporaine, sont exactement dans le même cas.
Mais cette situation qui en soi, au départ risquerait d’être banale et insignifiante, est sauvée par une sensibilité exacerbée au service des oubliés, des maltraités, toujours prête à dénoncer les injustices et pourfendre les abus de pouvoir. Et Ai Weiwei a aussi sa dévorante créativité, sa volonté de prendre des faits d’actualité comme matériau artistique, et de les convertir en œuvre dont le but est de dénoncer leur aspect d’injustice insupportable.
Dans ce chemin, Ai Weiwei ne recule devant rien, et fait preuve d’un courage sans limite. Cette audace fait pardonner ses constantes provocations – qui autrement apparaîtraient gratuites. Ainsi, aujourd’hui même, hors des griffes de la police chinoise, l »auteur se fait le chantre de notre mauvaise conscience mondiale de peuples bien nourris, et crée à travers ses installations des dénonciations de toutes scènes inhumaines, et pas seulement dans l’Empire du Milieu, tels ces migrants fuyant la Libye ou Syrie pour débarquer sur les îles grecques, et l’accueil indigne qui leur est réservé par les nations européennes allant jusqu’à les repousser en mer.
Le début du livre présente, d’une manière parfois un peu décousue, les premières années de l’auteur : comment aux premières années de la Révolution culturelle, le jeune adolescent est-il forcé avec son père de quitter la sécurité et le confort pékinois pour la province du Xinjiang, à Shihezi – à 100km d’Urumqi, la capitale territoriale. Au début, la position de son père n’était pas si mauvaise, car il se trouvait sous la tutelle de Xi Zhongxun, le père de l’actuel chef de l’Etat, qui le protégeait, lui assurant la liberté de poursuivre ses écrits. Mais bientôt en 1967, la folie politique du moment progressant, père et fils sont forcés de repartir pour un poste beaucoup plus précaire, aux franges d’un désert à l’extrême nord du Xinjiang, en un site sauvage nommé localement « petite Sibérie ».
Là, durant sept ans, Ai Qing doit nettoyer chaque jour les toilettes du « corps de production et de construction », unité chargée d’assurer la présence chinoise-han en cette terre ouïghoure, et sa propre subsistance en même temps. Sa femme et deux autres enfants le quittent alors, profitant du droit de se réfugier en un site plus clément à la côte, et Ai Weiwei reste à 10 ans aux côtés du père, forgeant alors cette relation très étroite qui ne se démentira jamais. Le jeune a malgré tout, la chance de recevoir une éducation minimale à l’école de la base. A ses moments de liberté, il fabrique des meubles ou ustensiles pour améliorer le très précaire logis qu’ils partagent – une grotte excavée dans la paroi de glaise d’une falaise.
En 1978, comme presque tous ces « jeunes instruits » envoyés par millions à la campagne, père et fils sont autorisés à retourner à Pékin. Ai Weiwei reçoit l’évident privilège d’étudier à l’académie du cinéma de Shanghai puis en 1981, celui encore plus grand d’aller poursuivre ses études… aux Etats-Unis, où il restera 12 ans entre Philadelphie et New York, apprenant l’anglais, suivant diverses écoles d’art, et rencontrant des artistes tels Allen Ginsberg ou Andy Warhol.
De retour en Chine, Ai Weiwei sera bien sûr impressionné par le Printemps de Pékin et sa fin tragique. Il consacre sa vie à déconstruire divers objets pour en supprimer l’utilité, comme une table antique au plateau scié et remonté à 90°, ou une paire de souliers dont l’empeigne a été recoupée et recousue pour n’en faire plus qu’un seul – évidemment inchaussable. L’objectif est évidemment de provoquer une réaction de refus chez le spectateur – ce qui arrivera évidemment avec le savetier à qui il confie sa mono-chaussure pour la lui faire cirer, et qui la lui rendra sans l’accepter, exprimant sa muette réprobation. Il s’agit pourtant aussi, dans une démarche anarchiste, de forcer à réfléchir, et de canaliser ce sentiment d’inacceptable et forcer ainsi à une remise en cause cohérente, générale du système.
Durant les vingt années suivantes, Ai Weiwei poursuit ainsi sa marche solitaire, de plus en plus célèbre hors du pays. A noter la remarque de Bérénice Angremy, figure emblématique de l’art contemporain chinois à Pékin : « Ai Weiwei utilise sa notoriété internationale pour renforcer sa liberté de création, plus que pour s’enrichir : un grand nombre d’artistes chinois davantage dans le rang, ont accumulé une fortune beaucoup plus grande que lui sans faire de vagues, en vendant leurs œuvres à la classe supérieure chinoise. Cela n’intéresse pas Ai Weiwei, uniquement concentré sur son processus de libération de sa société par l’art ».
Par Eric Meyer
Date de parution en français : le 3 février 2022, aux éditions Buchet Chastel.
Sommaire N° 8 (2022)