Petit Peuple : Changsha (Hunan) – Zhong Shuhe : Un homme n’est vieux…

Changsha (Hunan) – Zhong Shuhe : Un homme n’est vieux…

«Un homme n’est vieux que lorsque les regrets ont pris chez lui la place des rêves », aurait dit l’acteur américain John Barrymore. À entendre cette maxime, Zhong Shuhe, éditeur et historien de 91 ans, penché sur des feuilles, un stylo en main, en a encore pour de longues années. « Je suis débordé et n’ai pas le temps de me laisser aller à des pensées tristes sur la mort », souffle-t-il après un AVC qui l’a laissé à moitié paralysé et incapable de quitter son lit médicalisé, « je dois finir mon autobiographie et ensuite j’aimerais écrire une histoire simplifiée de la Chine, et tant d’autres choses si j’ai le temps… ».

Le récit de sa vie n’a rien d’un joli conte pour enfants, qui épouse les tumultes d’un siècle et s’adosse à une ténacité et un optimisme à toute épreuve. 

Si son père passe les examens impériaux quelques années avant la fin de ce système méritocratique en 1905, Zhong Shuhe, lui, n’ira à l’école que six années seulement. L’histoire déjà s’invite dans sa vie, les Japonais d’abord, puis la guerre civile entre nationalistes et communistes. Quand il naît à Changsha (Hunan) en 1931, son père est déjà cinquantenaire, professeur de mathématiques bourré de regrets sur une vie qu’il considère ratée, et sa mère venge par son mauvais caractère les frustrations d’une vie trop austère. Zhong Shuhe hérite d’une lignée solide d’intellectuels et d’un présent instable. En 1938, l’avancée des Japonais vers Changsha pousse sa mère à se réfugier avec ses enfants sur les terres familiales, au nord-est de la province du Hunan. Le garçonnet de sept ans découvre une vie rurale rythmée par les travaux des champs et l’entretien du bétail. Mais sa mère veille, qui tire l’enfant espiègle par les oreilles à l’intérieur de la maison : « Pas d’école buissonnière dans cette famille ! Hors des études, point de salut, tiens-le-toi pour dit ! » Dans la fumée du poêle à charbon, les yeux habitués à la pénombre des petites pièces aux plafonds bas et aux murs humides, Zhong Shuhe se met à lire. Avec pour seule compagnie le cliquetis des aiguilles de sa mère, toujours à repriser un vêtement, et parfois un vieil oncle lettré venu lui apprendre des nouveaux caractères, il lit tout ce qui lui tombe sous la main. Des centaines de livres, poussiéreux, rongés par les moisissures, finissent par livrer leurs secrets, l’emmènent ailleurs, loin. Des romans classiques mais aussi des ouvrages plus récents éveillent son intérêt, notamment ces récits de voyage écrits par de jeunes intellectuels chinois, partis en Europe et en Amérique à la fin du 19ème / début du 20ème siècle, voir comment le monde tourne ailleurs, y trouver peut-être des solutions aux bouleversements qui agitent leur grand pays. L’opinion du jeune Zhong Shuhe est faite : les voyages forment la jeunesse, il en est convaincu ! Et le dicton de lui donner raison : « il est préférable de voyager mille li que de lire dix mille livres » ( 读万卷书不如行万里路, dú wàn juàn shū bù rú xíng wàn lǐ lù).

Seulement voilà, Zhong Shuhe ne peut pas voyager. Avec les premières années des communistes, jeune journaliste au New Hunan Times, marié puis père de famille, Shuhe est débordé. Viennent ensuite les années noires… En 1957, accusé de droitisme, il perd son travail, devient ouvrier, peine à nourrir ses quatre filles. En 1970, dénoncé, il est emprisonné neuf ans pendant la Révolution Culturelle. Point de regrets, des rêves seulement et notamment celui de devenir éditeur et faire connaître à tous ces jeunes fous qui le persécutent l’autre versant du monde. Car il n’en démord pas : le problème de la société chinoise vient de son enfermement. La civilisation fleurit d’un bout à l’autre du globe, chaque nation peut et doit apprendre des forces des autres.

En 1979 il concrétise son rêve : le premier livre d’une longue collection appelée « D’Est en Ouest » voit le jour. Le principe est simple : compiler les récits de voyages de ces jeunes intellectuels du début du siècle dernier avec une introduction détaillée, assez inhabituelle à l’époque, écrite dans un langage plus accessible que le Chinois des lettrés de la dynastie Qing. Le succès est fulgurant parmi une population avide d’ailleurs, qui trouve dans l’exemple de ses aînés l’inspiration nécessaire pour enfin partir loin. De nombreuses collections suivront, fruits des recherches et du travail acharné de Zhong Shuhe.

Éditeur reconnu, poussant des générations entières de Chinois à parcourir le monde, Zhong Shuhe finit par l’avouer maintenant qu’il peut voyager :  il n’aime pas vivre loin de chez lui… Alors il lit, encore et toujours, cinq livres au moins pour chaque kilomètre non parcouru ! Si ses quatre petites-filles ont toutes étudié à l’étranger, lui continue de lire, d’écrire et de réaliser ses rêves depuis son lit, les pieds sous un plaid en laine. Les voyages forment la jeunesse, les livres quant à eux semblent prolonger la vie des vieux sages. À bon entendeur…

Par Marie-Astrid Prache

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