Petit Peuple : Shaoxing (Zhejiang) – Wei Guangming, prestidigitateur de la misère

Shaoxing (Zhejiang) – Wei Guangming, prestidigitateur de la misère

Tous les matins à 9h, Wei Guangming enfourche son tricycle qu’il bringuebale et pédale en danseuse à travers les cotes et lilongs de Shaoxing (Zhejiang), conurbation grouillante. Tous les 30 mètres, il s’arrête devant les poubelles et, de ses mains gantées, récupère dans sa plateforme de bambou aux barrières à claire voie, tout verre, plastique, boîtes de sodas vides et papiers. Une section spéciale est réservée aux choses abandonnées de quelque valeur.

Vers 11h30, de retour chez lui, il doit encore trier sa récolte, puis passer chez le revendeur pour toucher sa paie pour chaque matière première ainsi recyclée. Ce matin, le caissier lui a remis, en billets graisseux et en piécettes, 161 yuans. Par mois en moyenne, son revenu tourne autour de 5000 yuans. Riche de ses paysages (ses canaux, son tourisme) et de son célèbre vin jaune, cette ville de Shaoxing rémunère ainsi une armée d’éboueurs privés, pour un travail précieux sur son hygiène et son environnement.

Le devoir accompli, Wei Guangming va alors passer à toute autre chose. Dans les toilettes partagées avec la maison voisine, il commence par une douche (ablutions précaires sous la pomme d’arrosage qui pend de la chasse d’eau), change pour une tenue propre quoique éculée et décolorée par les ans – tout de sa garde-robe a été récupéré dans la rue. Le voilà prêt à son second métier, qui a beaucoup plus que le premier à voir avec une passion : s’installant devant son chevalet, dans son atelier de 20m2, jouxtant sa maison, il peint. Ce matin justement, passant près du rivage de la rivière Pingshui, il s’est arrêté un instant sur la scène d’un pêcheur sur son canot, avec ses cormorans un fil à la patte, plongeant à tour de rôle pour ressortir avec un poisson que le maître lui retirait du bec pour le jeter frémissant au fond de la barque… Ce tableau est vendu d’avance : il ira à la patronne d’une usine de plastique, sa fidèle cliente, qui lui a commandé une œuvre six mois plus tôt au bas mot. Ce qu’elle attendait, en fait, était son portrait sur fond de son usine et de ses grandes cheminées crachant leur fumée. Mais à chaque essai, Guangming, mécontent, abandonnait pour gratter la toile et reprendre quelques jours après, sans jamais réussir. C’est que notre homme est un peintre autodidacte, à la technique naïve et déficiente à ses yeux, faute d’avoir étudié à bonne école.

17 ans en arrière, à son arrivée à Shaoxing de l’Anhui sa province natale, il avait commencé en recopiant sur calque des dessins de BD. Au bout de 500 à 600 essais, il était passé à ses propres compositions et avait rencontré immédiatement des difficultés inattendues. Comme il ignorait tout des mélanges de couleurs et n’osait pas se livrer à des explosions de tons hors contrôle, il a peint plusieurs mois de suite ses sujets en aquarelle monocolore, réalisant les ombres et lumières par lavis plus ou moins délayé. Enfin il a pu avancer grâce à internet, en suivant des tutoriels de peinture en langues étrangères, parfois dotés de sous titres en mandarin, lui suggérant des gestes ou des techniques nouvelles, de la touche de l’impressionniste au couteau du naturaliste pour appliquer la gouache ou la peinture à l’huile sur sa toile.

Internet, avez-vous dit ? Mais comment un simple éboueur aurait-il pu disposer d’un ordinateur ? Tout simplement en le récupérant dans la rue, tout comme sa climatisation, sa gazinière et son lit, tous les objets de sa maison. Son véritable génie, est d’avoir appris à se servir de l’engin, et d’avoir maîtrisé cet autre art de la « toile » pour pouvoir mettre ses travaux en ligne, par une vidéo autobiographique présentant ses œuvres et ses tournées de tri, le beau et l’infect, les deux facettes si contradictoires de sa vie. Et le résultat a dépassé ses espérances les plus folles : le jour de la mise en ligne, il s’est retrouvé avec 2000 abonnés de plus, et aujourd’hui, son réseau dépasse les 100 000 fidèles. Les journalistes d’ailleurs, fascinés par cette dualité entre son métier de la fange et celui associé à la délicatesse et parfois à l’aisance, font la queue devant chez lui pour recueillir ses images et ses interviews.

De même, en ligne, les commandes affluent. À 25 toiles par mois, Wei ne peut plus, et de loin, suivre la demande. Au tarif de 200 à 500 yuans le tableau, notre Van Gogh du céleste empire – car c’est au grand peintre à l’oreille coupée que la presse locale le compare – gagne dans les 6000 yuans par mois, plus que son revenu d’éboueur. Et s’il se refuse pour l’heure à renoncer à sa tâche malodorante et dégradante, pour se consacrer exclusivement à l’art, c’est, dit-il, par crainte de technique défaillante. On est toutefois en droit de soupçonner que sa véritable peur soit ailleurs : celle de perdre la contradiction romantique entre ses deux gagne-pain, qui émerveille tant ses contemporains.

Car en définitive, ce qui plait le plus aux Chinois dans sa destinée, ce qui les fait se reconnaître en lui, est sa résilience simple et pragmatique, son énergie vitale (活力, Huólì) indomptable qui lui permet d’émerger du magma social, en dépit de sa faible chance de départ. « Les jeunes de la ville n’ont rien de mieux en tête que de ‘s’allonger’… Mais qu’est ce qu’ils ont en tête, ces jeunes gâtés ? Si on se couche, qu’est ce que les enfants vont manger ? », dénonce-t-il.

Remarque pertinente. Car des enfants, Wei en à quatre, restés avec leur mère chez eux dans l’Anhui. C’est pour eux qu’il vit, très modestement, suivant une règle immuable : pour ses frais de bouche, 500 yuans par mois ; pour les loyers de ses 3 bicoques (une pour les ordures, une pour dormir, une pour son atelier), 730 yuans, et pour la peinture et les toiles 1000 par mois, et tout le reste part à la famille. Seul petit luxe : son tabac, pour un budget de 300 yuans mensuels. Et c’est ainsi que Wei Guangming, le bien nommé (puisque son prénom signifie « clarté »), a su par son talent inverser les termes de son destin, donnant ainsi un parfait exemple du proverbe : 需要是發明之母 (xūyào shì fāmíng zhīmǔ) : « la nécessité est mère de l’invention ».

Par Eric Meyer

Avez-vous aimé cet article ?
Note des lecteurs:
3.34/5
3 de Votes
Ecrire un commentaire