Editorial : La « prospérité commune » d’abord et avant tout

La « prospérité commune » d’abord et avant tout

Après le concept de « circulation duale » apparu l’été dernier, c’est au tour de celui de « prospérité commune » (共同富裕, gòngtóng fùyù) de faire son grand retour.

Si le terme remonte à l’ère maoïste, c’est son emploi par Deng Xiaoping dans les années 80 qui a marqué les esprits, autorisant certains à « devenir riches avant les autres » de manière à accéder à ce « Graal » socialiste par la suite…

Maintenant que la grande pauvreté est officiellement éradiquée, l’heure est venue de s’atteler à la « prospérité commune », à en croire les dernières déclarations de Xi Jinping (17 août), au lendemain du conclave estival de Beidaihe.

À l’issue d’une réunion de la commission centrale des affaires financières et économiques (CCFEA), le Président a promis un « ajustement des revenus excessifs » de manière à créer une structure de redistribution des richesses « en forme d’olive ». Le leader a également appelé les plus fortunés et les entreprises à « rendre davantage à la société ».

Deux mois plus tôt, la province du Zhejiang, berceau de l’entrepreneuriat privé et base de pouvoir de Xi Jinping, avait été désignée « zone modèle de la prospérité commune ». A la surprise générale, Zhou Jiangyong, le secrétaire du Parti de Hangzhou, capitale provinciale, a été mis sous enquête par les inspecteurs de l’anti-corruption 4 jours après la déclaration-choc de Xi. La rumeur voudrait qu’il ait usé de ses relations avec Jack Ma, fondateur de Alibaba, pour faire l’acquisition de parts de Ant avant son entrée (avortée) en bourse en novembre 2020, espérant ainsi en tirer des gains astronomiques… Signal que même les alliés de Xi devront se montrer irréprochables dans cette quête vers la prospérité commune…

Quoi qu’il en soit, l’annonce de Xi Jinping a semé un vent de panique sur les marchés, à l’heure où le pouvoir renforce son contrôle non seulement sur les géants de la tech mais aussi sur de larges pans de l’économie et de la société. 

En effet, la « prospérité commune » comprend également une composante morale et éthique forte, en ambitionnant de traiter divers maux de la société comme ces « jeunes qui s’allongent » faute de perspectives économiques, ou une natalité en berne. Pour y arriver, la Chine a déjà interdit le rythme de travail « 996 », et a règlementé l’industrie des cours particuliers ainsi que les conditions de travail des livreurs.

Sur les réseaux sociaux, un commentaire résumant, non sans sarcasme, l’esprit du moment, est devenu viral : « la nouvelle génération n’est pas inscrite à des cours particuliers, ne joue pas aux jeux vidéo, et n’adule pas les célébrités. Après avoir terminé leurs devoirs, les jeunes rentrent chez eux, développent leur esprit Yang, et vont se coucher tôt. Ils participent aux tâches ménagères et poussent leurs parents à concevoir un petit frère ou une petite sœur. Ils aiment uniquement le sexe opposé et ne s’engagent pas prématurément dans des relations amoureuses, mais lorsqu’ils le font, ils se marient immédiatement et font des enfants »…

Indéniablement, la montée des inégalités est prise très au sérieux par le leadership, perçue comme une menace à sa gouvernance. Un récent rapport du Crédit Suisse calcule le coefficient de Gini bien au-dessus du seuil d’alerte de 0,4 (plus il se rapproche de 1, plus les inégalités sont fortes) : après être passé de 0,599 en 2000 à 0,711 en 2015, il aurait légèrement baissé en 2019 (0,697), avant d’augmenter à nouveau en 2020 (0,704) sous l’effet de la Covid-19. Alors que la Chine est le seul pays au monde qui affiche plus de 1000 milliardaires, 600 millions de Chinois vivraient encore avec 1000 yuans par mois d’après les propos du Premier ministre Li Keqiang. Or c’est en développant sa classe moyenne (400 millions de personnes) que le gouvernement pourrait stimuler le plus efficacement sa consommation domestique (l’un des piliers de la « circulation duale »).

Même si aucune mesure concrète n’a encore été annoncée, un accent spécifique a été mis sur la « troisième redistribution », potentiellement encouragée par des exemptions fiscales. Ce concept, formulé par l’économiste chinois Li Yining en 1994, désigne les donations caritatives réalisées par les entreprises et les individus à hauts revenus. Les géants de la tech et leurs fondateurs ont vite compris le message et ont créé des fonds dotés de dizaines de milliards de yuans à cet effet (Tencent, Pinduoduo, Meituan…), en plus des dons déjà envoyés au Henan suite aux graves inondations. Cependant, pour que les donations affluent librement, un assainissement du secteur caritatif sera nécessaire, plombé dans le passé par des scandales de détournement de fonds…

Néanmoins, le gouvernement a d’autres outils à sa disposition : réformer la grille de l’impôt sur le revenu (déjà de 45% sur les revenus au-delà de 960 000 yuans annuels), instaurer un impôt sur la fortune, une taxe sur les plus-values, mettre en place une taxe foncière (un projet maintes fois reporté), des droits de succession (comme le préconise Thomas Piketty), introduire un plafonnement des hauts salaires

Pour apaiser les craintes que ce nouveau plan se traduise par des politiques agressives envers les très riches et le secteur privé, plusieurs économistes ont pris la parole. « Il ne s’agit pas de voler les riches pour donner aux pauvres », a assuré Han Wenxiu, membre de la CCFEA, les donations devant s’effectuer sur la base du volontariat. « La Chine ne va pas tomber dans le piège de l’assistancialisme », a ajouté Han. « Le concept de prospérité commune ne revient pas à rendre les revenus de chacun égaux » (allusion à l’égalitarisme en vigueur sous Mao), a renchéri Li Daokui, économiste en chef à la New Development Bank. L’ancien conseiller auprès de la Banque Centrale a également précisé : « nous ne pouvons pas atteindre des résultats à court terme, sous cinq ans par exemple ». Surtout, « nous devons veiller à ce que cette campagne ne se transforme pas en un nouveau Grand Bond en avant et ne tire pas le développement économique vers le bas ou affecte la productivité », a cru bon de rappeler Li Daokui.

Car les risques sont grands : des politiques mal calibrées pourraient peser sur la croissance et l’emploi, freiner l’innovation, décourager l’entrepreneuriat, accentuer la fuite des capitaux, attiser le populisme et une perception négative des riches…

Si l’objectif de rendre la société chinoise plus égalitaire est louable, il faut que « les politiques suivent les lois économiques », plaide Qiao Jianhui, professeur à l’université Jiaotong (Shanghai), « sans quoi, nous ferons de mauvaises choses avec de bonnes intentions ».

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