Le 28 août, Inde et Chine ont enterré une crise militaire qui couvait depuis 70 jours, aussi brusquement qu’ils l’avaient entamée.
L’affrontement débuta le 16 juin dans la région du Doklam, plateau de neige et de rochers sculpté par des millions d’années de blizzard, à 5700 m d’altitude. Quelques douzaines de soldats chinois d’élite apparaissaient, suivis de deux bulldozers. Ils démolissaient deux vieilles casemates indiennes non gardées, et à coups de pelles, pioche et cartouches de dynamite, se mettaient à l’œuvre pour prolonger une route qui s’arrêtait quelques centaines de mètres plus loin en zone chinoise.
L’affaire avait été soigneusement préparée. Le Doklam, 89km² de propriété bhoutanaise (aussi revendiqué par la Chine) sépare le Sikkim (Indien) et le Tibet chinois. Contre les appétits du géant chinois, le petit royaume bhoutanais est lié à l’Inde pour sa défense. La zone chinoise est en contrebas, impossible à défendre face à celle indienne. Mais en faisant passer sa route, la Chine aurait pu acheminer tanks et canons, couper la voie vers une enclave indienne nommée « tête du poulet » – et éventuellement, la prendre.
Apparemment, le Bhoutan, qui n’a pas de relations directes avec la Chine, et qui voyait son sol envahi, appela l’Inde à l’aide. En tout état de cause, New Delhi ne pouvait pas laisser faire. Elle lança donc jusqu’à 400 hommes, sans armes (afin d’éviter d’entrer directement en guerre) sur le site des travaux, gelant ceux-ci de facto. Le clash débutait, le plus sérieux depuis la guerre-éclair de 1962, remportée par la Chine.
70 jours plus tard, tout s’arrête, et très bizarrement, l’Inde laisse la Chine présenter l’affaire comme une victoire chinoise. Les chasseurs alpins indiens reculèrent, laissant les Chinois maîtres du terrain, tandis que Pékin promet de « poursuivre les patrouilles » à travers cette zone sur laquelle il a « souveraineté sacrée et inaliénable ». La Chine se donne le beau rôle : une fois l’intrusion indienne terminée, elle peut faire la généreuse, et envisage de réduire ses forces sur place « selon les circonstances ».
L’Inde bien sûr voit les choses différemment : elle retire ses troupes, suite à des négociations secrètes, et après avoir obtenu le retour au statu quo. En bref, Pékin a renoncé à sa route, ce qui était tout l’objet de la tentative. Après 19 jours de face-à-face en haute montagne, le 7 juillet, le Premier ministre indien Narendra Modi rencontra le Président Xi Jinping en marge du sommet G20 de Hambourg : il lui rappela l’urgence de trouver une solution. Le conflit ne promettait nul profit à une quelconque des deux nations, au coude-à-coude pour l’influence sur le continent asiatique.
Curieusement, ce n’était pas la première fois que Xi et Modi se retrouvaient ensemble, obligés de trouver la voie de sortie à un conflit dans leurs relations. En septembre 2014, en visite à New Delhi, Xi Jinping, l’hôte d’honneur, se retrouvait confronté à l’incursion inopinée de troupes chinoises au Ladakh, une autre zone dont la propriété n’est pas encore bien fixée et que tous deux revendiquent. Comme à présent au Doklam, les troupes chinoises étaient clairement entrées, avec pour mission de construire une route, à l’insu manifeste du Président chinois. Xi avait donc dû ordonner le retrait du détachement. Quelques mois plus tard, deux très hauts gradés chinois perdaient leurs postes, sous un autre prétexte (corruption).
Au G20 de Hambourg, apostrophé par Modi, Xi n’avait pas eu besoin de beaucoup de temps pour comprendre : le conflit risquait de faire éclater l’alliance BRICS des pays émergents (incluant Russie, Brésil, Afrique du Sud, Chine et Inde), un des outils de projection du pouvoir chinois dans le monde. Pire encore, il pouvait décourager bon nombre de pays d’accepter la coopération chinoise en infrastructures suivant le plan des « nouvelles routes de la soie ». Même avant le clash du Doklam, l’Inde menaçait de boycotter. Aussi, après quelques secondes de silence, Xi Jinping proposa à Modi de confier le dossier aux diplomates. Les palabres débutèrent, relayés par les ambassadeurs et par des rencontres des Conseillers d’Etat, Yang Jiechi pour la Chine et Ajit Doval pour l’Inde.
Les négociations sur le fond échouèrent bien vite—chaque partie présentant des pièces pour défendre son supposé droit de propriété sur le Doklam, que la partie d’en face récusait illico. Par contre, il ne fallut que quelques semaines pour aboutir à cet accord, par lequel la Chine retirait ses bulldozers, ne construisait plus la route, et l’Inde retirait ses hommes. Tout en donnant une apparence de victoire aux Chinois, indispensable au Président Xi Jinping à quelques semaines du crucial XIX. Congrès du Parti d’octobre, qui va sans doute écarter tous ses vieux adversaires et l’installer pour au moins 5 ans dans un pouvoir inégalé.
Bilan : à peine l’accord sur le Doklam entériné, le chef de gouvernement indien annonçait sa participation au sommet BRICS prévu à Xiamen (Chine) du 3 au 5 septembre – il était temps ! L’accord porte d’ailleurs sur au moins une autre zone de conflit potentiel : les pays s’engagent à retirer « incessamment » des troupes entre Yatung et Phari Zong, frontière entre Tibet et la province indienne de l’Arunachal, que Pékin revendique.
C’est donc peut-être le premier pas vers un grand règlement frontalier sino-indien, et le début d’une nouvelle ère dans les relations. En tout état de cause, cette crise révèle des contradictions profondes du régime chinois, déchiré entre deux pouvoirs – ses politiciens, et ses militaires –, et deux rêves : celui de se projeter pacifiquement sur les pays voisins, et celui de grignoter leur territoire, chaque fois que possible.
Sommaire N° 28-29 (2017)