Editorial : Excès de vitesse pour Didi Chuxing

Excès de vitesse pour Didi Chuxing

Le triomphe modeste du champion de la mobilité Didi Chuxing (滴滴出行) lors de son entrée en bourse à New York, aurait pu mettre la puce à l’oreille…

48h après avoir levé 4,4 milliards de $ à Wall Street le 30 juin, la plateforme aux 377 millions d’utilisateurs actifs et 13 millions de chauffeurs en Chine, s’est retrouvée mise sous enquête par l’administration du cyberespace (CAC).

Deux jours plus tard, le régulateur de l’internet chinois accentuait la pression en suspendant Didi des App Stores et en imposant à l’entreprise fondée en 2012 par Cheng Wei, un ancien cadre d’Alibaba, et présidée par Liu Jean, la fille du fondateur de Lenovo, de ne plus embarquer de nouveaux passagers. Une sanction également infligée à deux autres firmes récemment cotées à New York : le site de recrutement en ligne BOSS Zhipin et le « Didi du transport routier » Full Truck Alliance.

La CAC les soupçonne, sans le dire explicitement, d’avoir partagé des données sensibles avec les autorités boursières américaines et ainsi d’avoir mis en danger la « sécurité nationale » du pays – une première.

Elle s’inquiète aussi d’une fonctionnalité de Didi qui peut révéler par inadvertance aux utilisateurs, l’emplacement et la fréquentation des ministères, des institutions gouvernementales, des prisons, des installations militaires et d’autres zones sensibles…

Même si Didi se défend d’avoir transféré la moindre donnée personnelle des usagers chinois aux États-Unis et nie avoir eu vent de sa mise sous enquête avant sa cotation, le « Uber chinois » aurait tout de même ignoré les recommandations du régulateur de repousser cette opération, pressé par ses actionnaires… Pas par hasard, l’entreprise venait de déclarer le premier bénéfice de son histoire début 2021, de 196 millions de yuans (25 millions d’euros).

Sous cette lumière, la « duplicité » de Didi qui consulte le régulateur, mais passe outre ses mises en garde en se précipitant à Wall Street à la veille du 100ème anniversaire du Parti, pourrait lui coûter cher…

Mais pourquoi la CAC n’a-t-elle tout simplement pas opposé son veto à l’entrée en bourse de Didi – à la manière de Ant en novembre 2020 dont la double cotation à Shanghai et Hong Kong avait été annulée à la dernière minute ? L’explication officielle est qu’elle n’en avait pas l’autorité. Une faille juridique que Pékin compte combler par de nouvelles règles annoncées le 6 juillet, visant à renforcer la supervision des entreprises chinoises de la tech qui envisagent de lever des fonds hors frontières, comme de celles qui sont déjà cotées à l’étranger, notamment via des « entités à détenteurs de droits variables » offshores, qui leur permettent de contourner les restrictions du gouvernement chinois. Le message de Pékin est clair : désormais, plus aucun groupe ne sonnera la cloche de Wall Street sans avoir reçu le feu vert de toutes les agences gouvernementales.

Sans surprise, ce « sabotage volontaire » de Pékin lors de l’entrée en bourse de Didi fait des mécontents aux Etats-Unis. Plusieurs investisseurs américains se rassemblent déjà pour intenter un recours collectif contre Didi, qui s’était pourtant longuement étendu sur les risques réglementaires qui pesaient sur lui avant ses débuts à Wall Street… Sautant sur l’occasion, certains élus, démocrates comme républicains, se servent de l’affaire Didi comme prétexte pour durcir le ton contre les entreprises chinoises cotées en bourse aux USA – un découplage financier qui s’aligne sur les intérêts de Pékin. En effet, depuis l’affaire Luckin Coffee, exclu du Nasdaq à l’été 2020 pour avoir falsifié son chiffre d’affaires de quelques milliards de yuans, les firmes chinoises risquent l’expulsion si elles ne se conforment pas aux standards américains en matière d’audit financier – ce que refuse catégoriquement le gouvernement chinois. Même sentence si elles ont un lien avec les activités militaires chinoises

Pour autant, ces menaces n’ont pas dissuadé les firmes innovantes chinoises d’entrer en bourse à New York. Au contraire, anticipant une fermeture des portes de Wall Street ou une tempête antitrust venue de leur pays d’origine, pas moins de 34 entreprises chinoises y ont fait leurs débuts depuis le début de l’année, levant le montant record de 12,4 milliards de $, au grand dam de Pékin, qui aurait préféré les voir entrer sur le marché STAR de Shanghai ou le ChiNext de Shenzhen. Mais, face à Wall Street, les « Nasdaq » chinois ne font pas le poids, réputés pour leurs procédures d’entrée longues et fastidieuses, de manière à protéger les petits porteurs chinois et à ne pas déstabiliser la sacro-sainte stabilité sociale.

Cependant, la punition de Didi a jeté un froid sur une vingtaine d’autres firmes chinoises qui ont déjà engagé des démarches auprès de la commission des opérations boursières américaine (SEC) ou qui envisageaient de le faire. Parmi elles, le spécialiste des scooters électriques en libre-service HelloBike, l’application fitness Keep, la plateforme d’e-commerce Xiaohongshu, celle de podcasts Ximalaya, la firme de services de « cloud computing » Qiniu, l’expert des solutions médicales LinkDoc Technology, voire le créateur de l’application TikTok, ByteDance.

Pour assurer leurs arrières, les grands noms de la tech, déjà cotés aux États-Unis, ont opté pour une seconde cotation en bourse de Hong Kong, sorte de compromis entre leur appétit de financements étrangers et leur devoir de loyauté envers Pékin. C’est la stratégie adoptée par Alibaba et son rival JD.com, le géant des jeux vidéo NetEase, et plus récemment par le constructeur de véhicules électriques Xpeng. D’autres pourraient leur emboîter le pas… C’est donc non sans une pointe d’ironie que l’ancienne colonie britannique, aujourd’hui sous le joug d’une loi de sécurité nationale, devrait être la grande gagnante de ce nouveau tour de vis de Pékin.

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