Mais son plan était tracé. Sans perdre de temps, il sortit du coffre le drap rouge du mariage, et en enveloppa le cadavre, qu’il traîna ensuite jusqu’au balcon. Parer sa femme de leur couette nuptiale, participait chez lui d’une logique malade mais imparable : il ne la tuait pas, mais l’emmenait dans un terrain où enfin il la possédait, et où ils ne se quitteraient plus. Sur le balcon se trouvait le congélateur acheté trois semaines plus tôt : il y logea la morte à demi recroquevillée.
Ce balcon avait été le domaine de leur Setter irlandais, qui y avait sa couche. Mais une fois Liping casée en sa froide sépulture, le chien ne voulut plus jamais y retourner. Que le maître tente de l’y tirer, il résistait en gémissant ou aboyant à la mort, forçant Xiaodong à le laisser vivre au salon.
Xiaodong se transféra à lui-même, au moyen du smartphone de la défunte, les 65 000 yuans de son compte Alipay, puis les 80 000 yuans de son compte en banque. Ainsi résolvait-il leur grand litige, de son point de vue halluciné : selon la tradition, l’homme devenait enfin maître de l’argent de son épouse. Pour fêter cela, il invita un copain dans un bar discret de Hongkou, à prendre un verre puis deux, de bière en baijiu. Sans rien révéler à l’autre, il buvait à sa liberté reconquise, au déni de toute criminalité, et ne daignait rien voir.
De retour saoul, il ressortit pour promener le chien puis grignota un peu, avant de s’écrouler sur le lit. Durant son sommeil lui vint un rêve. Grand comme un humain, un oiseau se posait près de lui, au plumage ocre, doté d’une huppe, d’une espèce indiscernable. Il étendait sur Xiaodong ses ailes en un geste ambigu : pour le protéger, ou pour l’étouffer ? Puis il reposait délicatement sa tête sur son propre cou… Xiaodong se réveilla le cœur battant la chamade. Il savait que ce mariage avait été une erreur, et que sa femme lui avait manqué gravement de respect. Mais il récoltait à présent son épargne : cela tombait bien puisque, suite à ses derniers mois d’absentéisme et de débauche, il avait perdu son emploi.
Les jours suivants, il le savait trop bien, il aurait des comptes à rendre devant l’implacable justice : mieux valait que ce soit le plus tard possible. Il se débarrassa des tiroirs du congélateur pour faire de la place. Pianotant sur le portable de la disparue, il répondit par SMS aux ami(e)s qui s’inquiétaient – il singea son style pour laisser croire que c’était elle qui parlait. A Yang Ganlian son beau-père, il débita un mensonge évoquant un déplacement professionnel « pour plusieurs semaines ».
Puis, durant 3 mois et demi, la période qui le sépara de son arrestation, il mena la grande vie, tentant de concentrer en ce bref laps de temps les plaisirs de toute une vie. Frimant au volant de la Buick Excelle payée par la belle famille, il sortait avec les copains, jouait au mah-jong, et prenait des prostituées qu’il entraînait dans des hôtels chaque fois différents, tout en s’enregistrant avec la carte d’ identité de Liping. C’était comme un jeu, et il était fier de flouer ainsi le monde. A deux reprises, confiant le chien à la concierge, il partit en « vacances » – une semaine sur l’île de Hainan, une autre sur celle de Jeju en Corée du Sud – l’île de leur lune de miel. Chaque nuit, il se trouvait une nouvelle femme. Il éprouvait ainsi un sentiment insolite, tout sauf joyeux, d’exultation tout en sentant la présence de celle qu’il avait tuée. Il se savait sur une pente sans chance de salut, vers le «yīn guǒ bàoyìng » (因果报应,), le châtiment mérité du karma bouddhiste.
Faire disparaître la dépouille, à Shanghai, l’énorme métropole en perpétuelle fusion qui ne dormait jamais, était rêve illusoire. Changer de province ne servirait à rien, vu l’hyperactivité de la police du peuple et ses moyens de reconnaissance faciale. Et chaque jour davantage, il recevait des appels toujours plus anxieux sur le sort de la disparue : ses mensonges pour se couvrir, sonnaient toujours plus faux. Jusqu’à ce jour de fin janvier 2017 où son beau-père lui fit un ultimatum : le 1er février, son anniversaire, il attendait le couple à dîner. Aucune excuse ne serait admise. Xiaodong n’eut d’autre choix que d’accepter.
La veille du jour fatal, durant son sommeil bref et agité, il vit lui revenir en rêve le géant oiseau jaune. Cette fois, le bec crochu ne laissait nul doute sur son espèce rapace, qui plantait ses serres dans ses hanches sanguinolentes et becquetait comme en baiser ses lèvres et ses orbites énucléées.
Le cœur battant, Xiaodong sut ce qui lui restait à faire. Il appela ses parents, leur demandant -ce qu’il n’avait plus fait depuis 10 ans- de les inviter à déjeuner. Inquiétés par son ton grave, son père et sa mère tentèrent en vain d’en savoir plus. Ce n’est que chez eux, en larmes, qu’il leur révéla tout. Le croyant fou, ils l’accompagnèrent chez lui pour réaliser l’horrible vérité, la pitoyable victime pliée en son freezer, les yeux grands ouverts blanchis de verglas. Immédiatement, le père ordonna au fils de le suivre au commissariat, de se constituer prisonnier. Une heure et demi plus tard, ramené chez lui menottes aux poignets, un Xiaodong hagard répondait aux premières questions tandis que les enquêteurs passaient l’appartement au peigne fin. L’heure des comptes débutait – les parents cherchaient un avocat…
Mais quel verdict attend Xiaodong ? Confronté à son crime, en prison va-t-il admettre enfin son crime, retrouver son sens moral ? Suite et fin, dans deux semaines !
Sommaire N° 26 (2020)