Petit Peuple : Suzhou (Jiangsu) – Zhang Qiong, une journée pas si ordinaire (1ère partie)

Accroupi sur son tapis dans le rang des novices, Zhang Qiong répétait le sutra psalmodié par le prieur, au moustier lamaïste de Dongshan à Suzhou (Jiangsu). Dès 6h du matin ce mardi de juin 2019, la journée promettait d’être brûlante – chacun s’essuyait au front les premières gouttes de sueur. Les fidèles étaient rares. Tout en ânonnant en sanscrit les sutras qu’il ne comprenait guère, Zhang caressait le trésor caché dans le repli de sa robe : son chaton hirsute noir et blanc—le prieur fermait les yeux sur cet accroc bénin à la règle.

Quand l’office finirait, Zhang poursuivrait deux heures d’étude des textes avec les autres novices. A dix heures, il serait de corvée en cuisine, à préparer l’énorme marmite de soupe au navet et les gamelles de raviolis au chou, aux oignons de printemps et gingembre, et les mantous, repas unique du jour pour 80 moines. L’après-midi enfin, il serait libre—austère programme, pour un jeune adulte.

Sans aucun doute, à 22 ans, Zhang Qiong aurait droit de se plaindre de son sort. Son père, haut cadre provincial enrichi dans le commerce des tampons et licences, avait eu deux fils – dont lui-même, le cadet, sans compter au moins quatre frères adultérins, perdus aux quatre coins de cette province côtière.

Mais en 2013, pour ce père jouisseur et gâté, le vent de la fortune avait menacé de tourner quand Xi Jinping, nouveau chef d’Etat avait lancé sa bataille historique contre les corrompus, « mouches » ou « tigres ». Or, avec ses usines sous le soleil, ses villas et hôtels d’origines inexplicables, le père devenait éligible pour une arrestation. Pire encore, ses deux fils légitimes, un de trop par rapport au planning familial, étaient la preuve vivante de son inconduite. Dès lors, le père avait dû prendre d’urgence des mesures douloureuses. Il se trouvait avoir d’excellents contacts avec le monastère, où il se retirait parfois pour échapper aux turbulences du foyer. Il y avait donc placé son fils cadet, sous l’identité factice d’un « enfant de 4 ans environ, trouvé en ’2000 devant sa porte, abandonné par ses parents ». Pour sauver la famille, le pauvre ado avait été obligé d’accepter cette identité, abandonnant son luxueux foyer, ses études, ses copains et son nom qui était jusqu’alors synonyme d’avenir garanti. Car son père l’avait exigé ainsi. Désormais il ne répondrait plus qu’au nom de Zhang Qiong, patronyme d’inspiration bouddhiste qui signifiait « né pour la pauvreté ». C’était une métaphore, mais plus encore, c’était l’expression de la pure réalité. Car avec son nom, il perdait le lien du sang et le droit à l’héritage, sa part des usines, des hôtels, des villas de papa.

A titre de compensation, son haut fonctionnaire de père lui avait fait miroiter de vagues promesses, « dès que la sécurité le permettrait ».

L’après-midi, Zhang Qiong alla au dortoir se reposer. Il en aurait besoin, car la nuit serait longue. Après sa sieste, il se mit sur internet à sa leçon d’anglais sur le site d’une université américaine. Car ce qu’il regrettait le plus dans cette vie nouvelle, était l’abandon de ses études au lycée et ses perspectives d’études supérieures. Du prieur, il avait obtenu le feu vert pour suivre les cours en ligne, mais non pour s’inscrire administrativement, ni pour envoyer ses devoirs pour les faire corriger. C’était toujours pour cette vieille raison : le prélat devait toujours parer au risque de dévoiler l’identité réelle du fils déclassé.

Aussi cette vie recluse pesait au jeune homme, par la conscience de l’injustice subie, et l’absence de stimulation intellectuelle ou affective. Il avait pour amis les autres novices, mais c’étaient le plus souvent des petits paysans au niveau d’éducation très bas et aux désirs très simples –les plaisirs de la jeunesse. Dans ce milieu, à 22 ans, Zhang Qiong se sentait parfois abandonné par les siens, sa famille et la haute société dans laquelle il aurait du évoluer. Dans ces moments de découragement, faute de trouver fierté en lui-même, il ne croyait plus en rien, ni en lui, ni en l’Etat, ni même en ce Bouddha qui l’avait laissé tomber. 

Cependant depuis l’année passée, Zhang Qiong avait un secret qui le réconciliait avec l’existence, et même avec les siens. En 2018, son père était enfin revenu le voir, accompagné du chef spirituel, pour lui offrir un nouveau but dans la vie.

C’est au nom de ce secret qu’à 19h, une fois terminé le dernier office, il passa au bloc des douches pour se rafraichir, retourna au dortoir où il ouvrit son casier fermé par un cadenas. Il en tira soigneusement un costume de lin ocre de chez Dior. Il sortit de la penderie une chemise de coton d’Egypte mauve lilas, et choisit parmi ses cravates celle la plus complémentaire aux tons de la veste et de la chemise. Il choisit encore de fins boutons de manchette d’ivoire – anciens pions d’un jeu de mahjong. Il ne lui restait plus qu’à passer les chaussures Ferragamo en cuir fauve, à se projeter sur les tempes une brume de Bleu de Chanel. Il revêtit ses Ray-Ban à larges verres polaroïd, qui, sous sa tonsure, accentuaient la fermeté des traits.

L’habit ne faisait plus le moine : désormais, c’était un homme à la mode, entre mannequin et modèle. Il quitta le séminaire par la porte de derrière, s’engouffra dans un taxi. Sous le concert des grillons de juin, l’attendait sa  seconde existence, celle du moine de la légende, « portant l’ombrelle, sans cheveux ni ciel » (héshangdǎsǎn , fāwútiān ; 和尚打伞,无发无天)…

Voulez-vous savoir à quoi s’apprête à faire Zhang Qiong, dans la nuit chaude de Suzhou ? Attendez, s’il vous plaît, la semaine prochaine!

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1 Commentaire
  1. severy

    « …son père, haut cadre… enrichi dans le commerce des tampons et des licences… »

    C’est du grand Éric Meyer, ça. On en redemande.

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