Santé : « Le modèle de Wuhan » au microscope

Trois mois après sa première apparition détectée à Wuhan, le Covid-19 prouve qu’il est tout aussi à l’aise dans des pays démocratiques que dans des régimes autoritaires, aveugle aux frontières, sourd aux noms qu’on lui donne, mais terriblement contagieux. Si la lente réaction chinoise aux prémices de l’épidémie a fait couler beaucoup d’encre, tout comme la mise en quarantaine stricte d’une province entière (56 millions d’habitants), l’Occident a accordé beaucoup moins d’attention aux défis sanitaires bien réels auxquels la Chine a été confrontée et aux mesures qu’elle a dû prendre en urgence. Pourtant, l’expérience chinoise, ses réussites comme ses erreurs, est riche en enseignements.

Sa première bonne décision, la Chine l’a héritée du SRAS en 2003, période durant laquelle les hôpitaux reçurent l’ordre de d’abord traiter les malades et de régler les factures ensuite. Lors de l’épidémie de Covid-19, le gouvernement a très vite rendu le dépistage gratuit et a également pris à sa charge les frais d’hospitalisation. Une décision sage, incitant les personnes contaminées à se faire connaitre, sans craindre de ne pas avoir les moyens financiers nécessaires pour se soigner. En Corée du Sud, le test est gratuit en cas de symptômes. Sans signe de la maladie, il coûte 113 $ – un montant abordable pour la grande majorité de la population. Cela a été plus laborieux aux Etats-Unis…

Avant même d’en avoir observé les effets sur le virus, la mise en quarantaine de la province du Hubei était qualifiée « d’inefficace, brutale et liberticide » par certains observateurs étrangers. Au contraire, d’autres admiraient cette « force de frappe unique à la Chine ». Il est tout de même bon de rappeler que la quarantaine est une méthode utilisée depuis le XIII siècle, faute d’autre solution contre la maladie. Le dos au mur, la Chine n’a eu d’autre choix que d’y avoir recours. Le pays s’est en effet laissé surprendre par la contagiosité du virus, minimisée dès le départ, par les autorités locales. S’il était trop tard pour sauver le soldat Wuhan, la situation dans le reste du pays n’était pas encore si sévère. « La Chine a mis en place trois types de confinement : strict (comme à Wuhan), modéré (une seule autorisation de sortie par famille, comme à Wenzhou), moins contraignant (les sorties sont autorisées mais les lieux publics sont fermés, comme à Shanghai) », décrypte le Dr Zagury, spécialiste en santé publique, à l’initiative du site Covid Minute.

Deux mois plus tard, les faits ont montré que ces mesures ont sensiblement ralenti la progression du virus. Cette riposte n’aurait pu avoir lieu sans une organisation logistique « militaire », au sens propre comme au figuré, assurant l’approvisionnement et la livraison des résidents confinés, cruciaux pour obtenir l’adhésion de la population. Des milliers de volontaires ont également joué un rôle essentiel dans cette tâche. De même, les habitants ont vite compris l’enjeu de santé publique pour lequel les autorités exigeaient leur coopération.

Par manque d’anticipation, Wuhan s’est donc vite retrouvée débordée. Les hôpitaux surchargés, manquaient de tout : masques, combinaisons, lunettes, gants, tests… comme c’est le cas aujourd’hui au Nord de l’Italie ou dans l’Est de la France. Le gouvernement chinois a vite compris que ces approvisionnements étaient stratégiques pour lutter contre le virus. Alors il mit à contribution les entreprises du pays entier, qui transformèrent leurs chaînes de production pour fabriquer à la chaîne masques et protections. Outre les 4000 usines du secteur, 3000 autres se sont reconverties temporairement. Parmi elles, des grands noms de l’industrie comme Foxconn, sous-traitant d’Apple, qui produit 2 millions de masques quotidiennement, ou le fabricant automobile BYD qui est devenu le plus gros producteur avec 5 millions d’unités par jour. Le groupe de Shenzhen produit également 300 000 solutions hydroalcooliques toutes les 24h. Ainsi, fin février, la capacité chinoise avait été décuplée à 116 millions de masques par jour, dont 1,66 million de N95. Même chose pour les combinaisons protectrices : la Chine a triplé sa production journalière à 300.000 pièces. La bonne nouvelle pour le reste du monde est que la Chine est aujourd’hui en surproduction, et en profite pour se lancer dans une « diplomatie du masque » à l’étranger, multipliant les donations et les ventes. En France, les groupes LVMH et Yves Rocher ont également reconverti leurs lignes de production. Il faudrait 1 million de masques filtrants (FFP2) pour équiper le personnel hospitalier chaque jour dans l’hexagone.

Mais pour de nombreux personnels soignants en Chine, il était déjà trop tard : selon l’OMS, le 26 février, étaient dénombrés 3387 médecins contaminés et 46 décès, faute de protections et d’avoir été avertis à temps de la contagiosité du virus, notamment par contact oculaire. En Italie,  au 19 mars, ils étaient déjà 2 629 contaminés (soit 8,3% du bilan total) et 13 médecins décédés. En France, au 24 mars, cinq médecins de 60 à 70 ans, urgentistes et généralistes, avaient succombé à la maladie

Alors comment soigner les patients si les médecins eux-mêmes tombent malades ? La Chine n’a eu d’autre choix que d’envoyer en renfort des dizaines de milliers de « soldats en blancs » d’autres provinces moins touchées, la priorité numéro 1 étant de maîtriser la situation dans le Hubei.

Face à des hôpitaux débordés, au moins jusqu’au 2 février, de nombreux patients furent contraints de rester chez eux. Une décision lourde de conséquences puisqu’elle favorisa la contamination de l’entourage du porteur, décimant dans certains cas des familles entières. La solution de construire deux hôpitaux temporaires (inaugurés le 4 et le 6 février) et de réquisitionner 14 stades et gymnases, pour les transformer en centres d’accueil d’urgence (à partir du 4 février), était la bonne, mais est arrivée un brin trop tard. « Il est primordial de ne pas laisser un seul malade rentrer chez lui, commente le Dr Zagury, on ne connait que trop bien les dégats que le virus peut faire au sein d’une famille ».

En parallèle, la Commission Nationale de Santé procéda le 5 février à un changement de stratégie.  Elle institua une nouvelle classification des cas en quatre catégories : cas suspectés ; cas diagnostiqués selon des signes cliniques ; cas confirmés ; et cas asymptomatiques mais positifs au test d’acide nucléique – si ces derniers développent par la suite des symptômes, ils seront considérés comme confirmés, sinon retirés du décompte officiel. Selon ces nouveaux critères, les malades les moins graves furent envoyés vers les différents lieux d’accueil temporaires, permettant de désengorger les services de soins intensifs des hôpitaux, et d’éviter de nouvelles contaminations à la maison. « La France dispose de nombreuses cliniques, il n’est donc pas nécessaire d’en construire d’autres en urgence. Il faut simplement les réorganiser pour recevoir des patients contagieux », suggère le Dr Zagury.

Une semaine plus tard, le 12 février, la Commission procédait à un nouveau changement de critères : pour ratisser large et ne pas laisser un seul malade non détecté (et pour faire face à la pénurie de tests), le test d’acide nucléique n’était désormais plus nécessaire pour confirmer un cas. Une semaine plus tard, elle revenait sur cette décision. Un revirement que l’on peut interpréter de deux façons : la crainte de mélanger de « simples » malades avec des personnes infectées du virus, mais aussi la volonté de sensiblement réduire le nombre de cas officiels, afin d’inciter la reprise du travail dans le reste du pays…

Une fois passé le pic de contamination, Wuhan s’est lancé dans une large campagne de dépistage. Entre fin janvier et mi-février, la ville est passée d’une capacité de 200 tests par jour à 7000.  Au total, la Chine aurait testé plus de 3 millions de personnes. Une approche similaire, même si plus ciblée (retraçant l’itinéraire de la personne via son téléphone et sa carte de crédit), a été mise en place en Corée du Sud, qui teste systématiquement chaque personne ayant eu des contacts avec une personne malade, avec ou sans symptômes. Chaque jour, le pays teste 15 000 personnes. Depuis janvier, cela représente 300 000 Coréens testés, soit 1 sur 150. Par comparaison, en France, 120 laboratoires peuvent tester 4 000 cas quotidiennement. De nouvelles commandes porteront la capacité à 50 000 tests par jour, fin avril.

Début mars, le Covid-19 posait un autre défi à la Chine : des traces du virus étaient détectées quelques jours plus tard chez des personnes « guéries ». A Wuhan, cela concernait 10% des patients. Alors, les autorités exigèrent de garder en observation 14 jours supplémentaires tous les patients « soignés » dans des centres d’urgences ou dans des hôtels. Alors que la courbe du nombre de nouveaux cas quotidiens ne cessait de diminuer, les autorités ne voulaient prendre aucun risque et renforcèrent les critères de sortie de l’hôpital.

Le 19 mars, le pays annonçait fièrement sa première journée sans nouveau cas de contamination sur son sol. Cette déclaration d’un fort symbolisme politique ne correspondait toutefois pas exactement à la réalité. En effet, ce « zéro cas » faisait resurgir la question de ceux asymptomatiques, exclus du décompte depuis début février et semant le doute sur le véritable bilan officiel. Selon des données gouvernementales, ils seraient 43 000 en Chine, soit un tiers du décompte total dans le pays. Une étude réalisée en Lombardie affirmait que leur charge virale serait la même que les malades présentant des signes de la maladie. Si la Corée du Sud et l’OMS intègrent dans leur bilan officiel les cas ne présentant pas de symptômes, ce n’est pas le cas des USA, de la Grande-Bretagne, de l’Italie ou de la France, qui testent uniquement en cas de symptômes. On est donc loin d’avoir une vision complète de la portée du virus, ni de sa mortalité. L’Allemagne par exemple, ne fait pas de test post-mortem.

Enfin, face à la menace des cas importés, la Chine impose un filtrage plus sévère chaque jour des voyageurs venus de l’étranger : de la simple déclaration de santé, au contrôle de température, de la quarantaine à domicile, puis à l’hôtel, au test nucléique obligatoire pour tous… La Chine contrôle avec une grande rigueur ses quelques milliers de voyageurs entrants chaque jour, espérant s’épargner une seconde vague de contamination

En observant toutes les phases de développement de l’épidémie (croissance exponentielle, pic, puis redescente), on pourrait presque lire l’avenir des prochaines semaines dans de nombreux pays étrangers. Aujourd’hui, on peut dire que la Chine a réussi à redresser la barre grâce à un confinement strict de sa population, la coopération de ses citoyens, des soins pris en charge par le gouvernement, une répartition des cas dans différentes structures d’accueil d’urgence, des renforts venus de régions moins touchées, des critères stricts de sortie des hôpitaux pour les patients guéris, et un filtrage systématique aux frontières. Si le « modèle de Wuhan » n’est pas à recopier à la lettre (et ne peut pas l’être) par les pays étrangers, tout retour d’expérience est bon à prendre.

Pour un suivi quotidien de la pandémie : rendez-vous sur www.covidminute.com

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1 Commentaire
  1. severy

    Oui, nous avons apprécié cet article. On en reprendrait même une petite louche, rien que pour le plaisir.

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