A Wuzhong (Ningxia), le lieu-dit Petit blanc, s’est rendu célèbre au-delà des frontières en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique, jusqu’aux confins du monde musulman. Le toit bricolé ne paie pas de mine, ni ses murs de guingois. Du site n’en émane pas moins une sérénité, une joie discernable.
Déjà en soi, une mosquée de filles n’est pas chose courante. Mais que l’imam soit femme, c’est rarissime. Wang Shouying, l’imamesse, compte 68 printemps. Au plan doctrinal, quasi toutes les chapelles islamiques, shiites comme sunnites, rejettent l’idée d’une prêtresse. A part le Maroc (et ce dernier, depuis 10 ans seulement), la Chine est la seule nation à offrir à ses filles le droit d’administrer la foi musulmane—au Ningxia.
Bon, je rectifie. Shouying n’est pas vraiment imam, mais A-hong 阿訇du persan akhund ou « lettrée ». Elle est Hui, de ces 10 millions de Hans convertis depuis le VIIème siècle par les marchands arabes de la route de la soie. Pour ce clergé féminin, tout a débuté en 1979 quand l’Etat remit à chaque paroisse (chrétienne, bouddhiste, islamique) le droit de s’organiser localement à l’instar de toutes les structures de base. C’était à l’époque un principe de routine. Mais Pékin n’avait pas idée des conséquences qui l’attendaient en cette province pauvre, désertique et déshéritée – 5,5 millions d’âmes n’intéressant personne. Comme tout le reste là-bas, l’Islam lui aussi allait à vau-l’eau, avec des fidèles qui ne l’étaient plus que de nom, mangeant le porc et buvant la bière sans manières. Un tiers des mosquées n’était fréquenté que par des femmes : en consistoires, elles votèrent de devenir paroisses féminines exclusives. Mis face au fait accompli, les hommes ne purent que limiter les pouvoirs de la prédicante, lui interdisant le Salat (les cinq grandes prières du jour), rediffusées d’une mosquée mâle voisine. Pour le reste, tous les jours, Shouying revêt fièrement sa chasuble de velours émeraude, le voile de coton blanc, et prêche devant des dizaines de femmes du quartier. En plus de prières, de cours d’arabe et de Coran, elle enseigne à des analphabètes – le sort d’une Hui sur deux au Ningxia. Ensemble, elles discutent de l’éducation des enfants, des problèmes de couple, des chances d’études ou d’emploi. Elles y passent de longues heures solidaires – les maris attendent, ongles rongés. Comme le dit drôlement la A-hong, sa tâche est d’« éduquer les camarades à devenir de bonnes musulmanes ».
C’est alors qu’arrive l’autre chance. Enrichi par le pétrole, le Moyen-Orient pose les yeux sur la Chine centrale, y voit une mine d’or théologico-politique. Les mosquées sont rebâties, les radios et TV arabes rendues audibles par satellites. Boursiers, des milliers de jeunes Chinois partent en Egypte, Arabie Saoudite ou Malaisie apprendre l’arabe, l’Islam, le commerce. Rien que de Wuzhong, 500 jeunes s’envolent chaque année pour la Mecque d’où ils reviendront purifiés, anoblis : « Hadj ». Des centaines d’écoles ouvrent, sans oublier les filles, comme Hanqu à Wuzhong, pensionnat arabophone de 75 belles, qui ne paient que 800¥/an. Leurs carrières, toutes tracées, n’existaient pas hier. Elles seront interprètes, traductrices ou businesswomen, pour nourrir avec le Moyen-Orient des échanges qui explosent, (51MM$ en 2010). D’autres se feront A-hong, comme Wang Shouying ou Jin Meihua. Cette dernière fut la plus jeune de Chine, à 41 ans. En charge de la mosquée de Wunan, elle se vit nominée, en 2005, avec 999 autres femmes du monde, pour le Prix Nobel de la Paix, pour leur travail envers leur communauté.
Certes, tout n’est pas rose. Le salaire, par ex., 300 à 500¥/mois, le tiers de la normale, permet à peine de survivre. Mais ces prêtresses sentent qu’elles sont la génération de rupture, celle qui « plante les arbres pour l’ombre de demain » Qián rén zāi shù, hòu rén chéng liáng, 前人栽树, 后人乘凉. Pour ces mères et filles s’arrachant aux millénaires d’aliénation, la religion est un passeport potentiel vers une vie meilleure. Pour un tel défi, porter le foulard est un prix à payer, à tout prendre, modeste et acceptable !
Sommaire N° 6