Petit Peuple : Chongqing—le forestier manchot

L’homme est un loup pour l’homme: surtout, à Chongqing, pour qui n’a plus ses bras. A 49 ans, Wang Xianggui est payé pour le savoir, rendu invalide lors d’une explosion de chantier en ’80. Il avait 21 ans, et l’impression que sa vie s’arrêtait. Pour survivre, il fit d’abord  appel à la charité : mais la maigreur des sous qu’on lui jetait, et la masse des quolibets qui l’accompagnaient, l’incitèrent vite à retrouver ses propres moyens d’existence. Les années suivantes, il les passa à regagner sa motricité: «savezvous planter les choux» -avec les orteils! «Prête-moi ta plume pour écrire un mot» -avec la bouche ! En 1986, séduite par son courage, Jian Meixiang devint son épouse. Divorcée, elle connaissait elle aussi le poids des préjugés : les exclus du monde s’unissaient, pour s’aimer. En 1988, reconnaissant lui aussi ses qualités, le Bureau des Forêts le fit garde du parc de Jinyinshan, 2000ha de forêt et pinède. C’était une tâche dure et, à 60¥/mois, mal payée. Depuis, chaque semaine, il arpente ses 10 collines, 30km par jour, de l’aube à la nuit. Il détruit ici une termitière, là un piège de braconnier -qui parfois le surprend et le blesse. Surtout, il combat les bûcherons clandestins, parfois au péril de sa vie. Tel ce matin de 1992 où une bande qu’il surprit à abattre un pin géant, le plaqua au sol, du pied, riant de son infirmité:«Eh, nabot, tu veux qu’ on t’coupe les pieds, en plus ?» Ils s’en allèrent avec le tronc saignant de toute sa sève, tandis que de rage, le garde humilié pleurait comme un enfant.

Les malfrats ne l’emportèrent pas au paradis: les ayant mentalement  photographié, il les repéra des mois plus tard, les fit coffrer pour quelques années. Dès lors, la Chine commençait à vouloir protéger ses bois. Six ans après, le Yangtze rompant ses digues (affaiblies après qu’on ait coupé leurs arbres), allait noyer 40.000 hommes et menacer Shanghai, sauvée sur le fil par l’héroïsme de M de volontaires. Puis, Zhu Rongji, le 1er ministre lancerait le pays dans un programme massif de réhabilitation des forêts: les cognées seraient confisquées, les bûcherons clandestins pourchassés. Sur son domaine, avec sa tribu (sa femme à la foulée olympique, ses trois fils et son vieux beau-père), Wang a créé une milice redoutée, qui parvient à mettre en échec la plupart des voleurs de bois -même s’ils changent de tactique, passent à la scie électrique, plus silencieuse : à bon chat, bon rat !

Plus récemment, Wang voit la menace plus insidieuse des patrons d’usines, qui offrent gros pour pouvoir prélever en catimini l’écorce des eucalyptus, la résine des sapins. Ses chefs se laissent parfois tenter – mais Wang jamais. L’enveloppe aux 10.000¥ reste sur la table, faisant capoter le deal.

Dernier souci : ces M de citadins qui débarquent, ignorants de la vie de la forêt, et inconscients de la bombe qu’ils représentent. A la fête du printemps, voulant honorer les ancêtres, ils prétendent brûler la «monnaie de l’enfer », au risque de s’immoler eux-mêmes, et des centaines d’hectares desséchés…

Bilan des 22 ans de garde de Wang Xianggui : de montagne pelée, Jinyinshan s’est mué en poumon vert de Chongqing, domaine d’« arbres puissants par leurs racines profondes » (树大根深, shù dà gēn shēn). La métropole s’y délasse et repose—la mairie réclame son passage sous statut de sanctuaire national.

Wang sent dans son corps une sensation bizarre. Comme si ses bras repoussaient, les millions de bras vert des branches qu’il a protégées. Sans compter, s’il en était besoin, la puissance et l’honorabilité du bras de la loi, qu’il représente !

 

 

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