Petit Peuple : Le frère-aîné et la frénésie de l’argent

Le frère-aîné et la frénésie de l’argent

Sous Deng Xiaoping, la Chine n’a jamais manqué son rendez-vous annuel subventionné du Nouvel An lunaire. Gouverneur et Secrétaire du Parti se partageaient la responsabilité du succès matériel de la fête. A cette occasion, le Parti réitérait son alliance avec le Peuple, lui promettant bonheur et abondance en échange de sa discipline et de son labeur. Hommes et femmes se pressaient vers les magasins d’Etat. En échange de leurs tickets de rationnement, le cadre emplissait leurs cabas de bidons d’huile, de farine, de poissons, voire de quartiers de porc…

Dans les années 2000, on entra en une autre ère, celle de la consommation. Lors du Nouvel An ou de la « Golden Week » d’octobre, l’Etat incitait le peuple à aller dépenser ses sous dans les centres commerciaux. Sacrifiés à l’autel du commerce, les congés servaient à battre le record précédent des ventes nationales, chaque année avec une régularité de métronome helvétique. Quand redémarrait le turbin, les bourses étaient vides, mais les tiroirs-caisses pleins. L’Etat et ses entrepreneurs demeuraient éblouis par ces orgies d’achats. 

À son tour, ce temps est révolu. Depuis 2009, chaque 11 novembre, à l’initiative d’Alibaba, sur la base de ce qui était au départ un gag de potaches, les groupes géants de l’Internetcélèbrent la fête « des célibataires. Durant 24 heures, des dizaines de milliers de boutiques en ligne cassent leurs prix : tout est à vendre, avec de fortes réductions, sous prétexte d’équiper les célibataires et les aider à se mettre en ménage… 

Finis les supermarchés bondés et les terribles queues aux caisses ! Les courses se font sur écran d’ordinateur ou smartphone. Durant ces 24 heures, jeux et quizz se succèdent online ou à la TV pour exciter l’achat. Ainsi, où que l’on soit, on peut gagner de nombreux coupons et chèques-cadeaux.

Un détail est essentiel dans cette affaire : du fait de la saison automnale où le jour est court et la nuit longue, une majorité de ces 24h de folie commerçante se déroule dans l’obscur, ce qui change toutes les perceptions. Alors, l’ambiance se fait ouatée, protectrice… Mais voilà que le e-commerce fait une tonitruante intrusion dans ce monde intime, qui cesse alors de l’être. Le couple même, se retrouve séparé, esclave des envies et désirs individuels. Ce nouveau monstre, qui mélange famille et argent, les Chinois l’appelle « kǒng fāngxiōng » (孔方兄),le « grand frère au trou carré ». En tant que grand frère, il est une autorité morale, clanique et familiale. En tant que taël, monnaie des ancêtres, il a la sagesse financière qui mène à la fortune… C’est donc une voix doublement impossible à ignorer, plus forte que celle des sens, du conjoint, même au fond du lit conjugal ! 

C’est ainsi qu’à Chongqing à l’aube du 11/11, un jeune mari fut admis à l’hôpital en piteux état. En pleins ébats amoureux, il venait d’être violemment repoussé à minuit pile par son épouse, anxieuse de se ruer sur son portable pour faire des emplettes. Et elle l’avait fait avec une telle rage aveugle que le malheureux s’était retrouvé blessé… Fort heureusement, traitant l’homme en urgence, les carabins surent restaurer son attribut, maintenant intactes les chances du couple de produire un héritier. 

Ailleurs, à Pékin, une autre épouse dépensière découvrit, au moment de passer ses commandes par Alipay ou WeChat, que son paiement sécurisé était hors d’usage. Elle en apprit vite la raison : le mari était passé à la banque, changer à son insu son mot de passe. Si elle n’a pas exigé le divorce par la suite, elle aura à tout le moins vu sa confiance en lui voler en éclats. Même si sa démarche partait d’un bon sentiment : « j’avais tenté, expliqua-t-il, de la protéger de son démon d’achats »…

Le comble de la nuit nous vient droit de Fuzhou (Fujian) : au commissariat central à 3 heures du matin, les agents reçurent un appel d’urgence, pour conciliation de crise familiale. Une fois sur place, ils trouvèrent le couple de Zhang (lui) et Li (elle), ébouriffés comme coq et poule en colère : « ces milliers de yuans que tu viens de jeter par la fenêtre, criait-il, jamais tu ne pourras porter ce boléro, ce boa, ces robes longues…et ces 25kg de riz, de porc congelé, pourquoi, toi qui ne sais même pas faire cuire un œuf ! En plus, il a fallu que tu mettes mon adresse au bureau comme celle de livraison – les collègues en ont pour 1 000 ans à se ficher de moi ! » Mais loin de se laisser faire, Mme Li répliqua, remontée à bloc : « et tes gadgets électroniques, à quoi ça servira ? Et puis qu’est-ce que t’as acheté pour moi, ou pour les autres ? Rien, t’es qu’un sale égoïste ! ».

L’équipe de policiers finit par saisir le motif de la dispute : dès minuit, le couple s’était jeté sur Internet, grillant en quelques minutes leur crédit avant d’avoir pu acheter la moitié de leur liste d’emplettes respectives. A présent, tous deux se rejetaient la responsabilité de l’échec. Bien embarrassés, les pandores cherchèrent l’échappatoire. Discrètement, l’un d’eux se fit appeler par un collègue, puis prit son coéquipier par le bras, prévenant à la cantonade qu’ils étaient appelés sur la ligne d’urgence vers un autre cas autrement plus grave –accident ou cambriolage, qu’importe ! L’essentiel, ici, était de prendre la tangente…

Cet article a été publié pour la première fois le 16 février 2016 dans le Vent de la Chine – Numéro 5 (2016)

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