Leur histoire aurait pu inspirer une nouvelle au célèbre écrivain Lao She. Tout commence en novembre 2021, lorsque Zhang Yiliang et son épouse, Dong Lijun deviennent les « heureux propriétaires » d’un appartement de 98m2 sur plan à Zhengzhou, capitale provinciale du Henan, 13 millions d’habitants.
Avec un apport de 450 000 yuans (58 000 euros), le couple contracte un prêt de 1,02 millions de yuans pour payer la somme restante (132 000 euros), acceptant de rembourser tous les mois environ 6300 yuans (820 euros) à la banque tout en payant un loyer de 1500 yuans (195 euros). Un effort conséquent pour ces jeunes au revenu mensuel cumulé de seulement 9000 yuans.
Mais pour le couple, le jeu en valait la chandelle, l’achat de cet appartement étant la promesse d’une vie meilleure. Excités par la perspective de devenir enfin propriétaires, les deux trentenaires se mettent à publier sur leur compte Douyin (le TikTok chinois) des vidéos commentant l’avancement du chantier.
Ils commencent à déchanter en mai 2022, lorsqu’ils apprennent que leur promoteur immobilier, Sunac, a fait l’objet d’un défaut de paiement sur une obligation en dollars. Il n’est pas le seul : tous les grands promoteurs immobiliers se retrouvent mis en difficulté par les « trois lignes rouges » imposées par le gouvernement pour limiter leur endettement. Ainsi, deux mois plus tard, la construction de leur futur immeuble s’arrête… mais pas les mensualités de leur crédit.
A partir de ce moment-là, le couple vécut dans la peur que leur appartement rejoigne les millions d’autres dont la construction a été abandonnée par les promoteurs (les fameux « 烂尾楼 », làn wěi lóu).
Et comme un malheur n’arrive jamais seul, Li Jun se voit contrainte d’accepter une baisse de salaire de 2000 yuans, ce qui force le couple, qui connaît déjà des fins de mois difficiles, surtout depuis l’arrivée de leur fille en octobre 2022, à vivre à crédit. « Voilà à quoi ressemble notre vie maintenant que nous sommes devenus propriétaires : nous sommes devenus esclaves de notre prêt immobilier », ont-ils déploré dans l’une de leurs vidéos.
Dos au mur, le couple réclame alors à Sunac les 20 000 yuans qu’il leur avait promis lors de la signature du contrat d’achat de l’appartement. Mais le promoteur fait la sourde oreille. Le 15 novembre, le couple se décide à participer à un événement organisé par Sunac pour réclamer une nouvelle fois leur dû. En guise de réponse, Liang Liang est battu par les agents de sécurité et Li Jun, qui filmait la scène, voit son téléphone arraché…
Suite à cet épisode, ils ne donnèrent plus aucune nouvelle à leurs 400 000 abonnés jusqu’au 1er décembre. Peu après, Li Jun publia une vidéo d’elle mettant du scotch sur la bouche de son mari, dénonçant les pressions exercées sur eux… Les vidéos suivantes ont été censurées. Inquiets pour leur propre sécurité, les deux jeunes ont annoncé leur intention de quitter leur travail à Zhengzhou et de retourner dans le « laojia » (ville natale) de Liang Liang.
Depuis lors, leur histoire est devenue virale sur la toile, devenant même l’un des sujets les plus discutés sur Weibo. Si les péripéties du jeune couple de Zhengzhou ont connu un tel écho, c’est que beaucoup se sont identifiés à eux, rencontrant les mêmes difficultés (s’installer en ville, gagner décemment sa vie, accéder à la propriété, fonder une famille…). « Pour les petites gens comme nous, la manière dont l’histoire se termine pour eux est particulièrement dure à accepter », peut-on lire en commentaire. « Même les plus honnêtes citoyens, les plus respectueux des lois, les plus optimistes, ne méritent pas le ‘rêve de Chine’ », dénonce le célèbre bloggeur Ma Qian Zu, faisant référence au slogan politique de Xi Jinping. Même l’ancien rédacteur en chef du Global Times, Hu Xijin, a reconnu qu’il est « très important de s’assurer que le dur labeur des gens ordinaires soit récompensé et qu’ils gardent espoir ».
Leurs prières ont apparemment été entendues puisque Sunac a repris le chantier suite à l’intervention du gouvernement local. Le groupe immobilier fait également partie de la liste blanche des 50 promoteurs qui vont voir leur accès aux financements facilité sur décision de Pékin. Liang Liang et Li Jun pourront finalement s’installer dans leur appartement dans un avenir proche. Une nouvelle qui les a poussés à rester à Zhengzhou malgré tout et à se lancer dans l’entreprenariat.
Néanmoins, cette « fin heureuse » a suscité le scepticisme des internautes, soupçonnant une intervention des autorités pour refaçonner le narratif du couple et ainsi sauver l’image de Zhengzhou, déjà écornée par des inondations gérées de manière désastreuse en 2021, puis par des manifestations d’épargnants lésés en 2022. « J’aurais dû moi aussi faire sensation sur internet, mon T4 me serait peut-être enfin livré », ironise un internaute. Car effectivement, le cas de Liang Liang et Li Jun est loin d’être isolé : des dizaines, voire centaines de milliers d’acquéreurs attendent encore que leur promoteur leur livre leur appartement. Une menace pour la stabilité sociale, aux yeux de Pékin. Voilà pourquoi le gouvernement suit la situation des promoteurs comme le lait sur le feu, le secteur immobilier et de la construction représentant encore hier un tiers du PIB chinois.
Même si la plupart des internautes ont exprimé de la sympathie envers le couple, d’autres remettent en question leurs choix de vie de « risqués et imprudents », voire vont jusqu’à affirmer que toute cette situation est de leur faute.
Bien sûr, les mésaventures de Liang Liang et Li Jun soulèvent de nombreuses questions : celle de la réglementation encadrant la vente sur plan, du surendettement des ménages et plus largement, des dangers que représente la bulle immobilière chinoise (le ratio prix du logement sur revenus annuels étant beaucoup trop élevé dans de nombreuses villes).
Plus fondamentalement, le fait que ces jeunes, autrefois confiants dans l’avenir, se retrouvent aujourd’hui désabusés, constitue un problème socio-économique encore plus sérieux que la crise immobilière, ou du moins, plus complexe à résoudre.
Sommaire N° 40 (2023)