Société : Ces Chinois qui votent avec leurs pieds

Ces Chinois qui votent avec leurs pieds

Il y a un sujet dont personne ne parle ni dans la presse chinoise ni dans la presse française, c’est celui de la vague récente de migrants chinois qui entrent ou tentent d’entrer sur le territoire américain. Dans un pays où le droit d’expression est réduit à la portion congrue, la migration est la forme la plus simple du vote et du dire avec les pieds : la seule manière de changer le régime où l’on vit est d’aller vivre ailleurs car le changement politique et social pour plus de démocratie, de représentativité et d’inclusivité des minorités est un rêve inatteignable pour la plupart des Chinois.

Cette pratique semble être devenue si populaire qu’elle a désormais son syntagme associé, mélange intéressant de crypto-anglais et de chinois : le « runxue » (润学), ou l’étude de la fuite. Ce néologisme est aussi un moyen de contourner la censure, en utilisant un caractère chinois dont la prononciation ressemble au mot anglais « run » (courir), mais signifie « humidifier ».  

Rappelons certains faits migratoires pour avoir une vision plus large du problème.

Il faut d’abord savoir que, malgré la diatribe constante du pouvoir chinois contre l’Occident et contre ce foyer de la tumeur occidentale que serait l’Amérique, les États-Unis sont en fait la première destination des immigrants chinois dans le monde. Ils représentent environ 28 % des 8,6 millions de Chinois vivant hors de Chine, de Hong Kong ou de Macao, selon les estimations des Nations Unies. Les autres destinations populaires incluent le Canada (930 000), la Corée du Sud (803 000), le Japon (776 000) et l’Australie (764 000).

De façon intéressante, on peut noter que ce sont les pays critiqués par les médias officiels et par les internautes nationalistes qui sont les premiers à accueillir les Chinois et que ce sont dans ces pays que se rendent les Chinois en partance, en rupture de ban national. La carte des migrations dessine donc l’image inversée de la propagande d’Etat : les pays où l’on veut le plus se rendre en Chine sont aussi les pays qui sont visés comme les adversaires principaux de Pékin dans sa quête de nouvelle hégémonie morale, à savoir donc Etats-Unis, Canada, Japon.

Si on recule dans le temps, « le péril jaune » de Jack London nous rappelle que l’immigration chinoise aux États-Unis a une histoire longue et chargée. La loi d’exclusion chinoise de 1882 a été adoptée par le Congrès en réponse au sentiment anti-chinois et au lobbying syndical contre cette main d’oeuvre bon marché de masse. Les contrôles d’émigration imposés par le gouvernement chinois après la Seconde Guerre mondiale ont également limité la mobilité. Cependant, la suppression en 1965 des barrières pour les immigrants non européens vers les États-Unis a changé la donne, tout comme l’assouplissement des contrôles d’émigration par la Chine en 1978 et l’amélioration des relations entre les États-Unis et la Chine. Le nombre d’immigrants chinois résidant aux États-Unis a presque doublé entre 1980 et 1990, puis de nouveau en 2000.

Enfin, fait notable, l’exode a augmenté spectaculairement en 2018 lorsque le président Xi Jinping a amendé la constitution pour supprimer la limite du mandat présidentiel. Aujourd’hui les immigrants chinois représentent le troisième groupe de migrants après ceux du Mexique et de l’Inde, soit 5 % des 45,3 millions d’immigrants arrivés aux États-Unis en 2021. Plus encore, la Chine est la principale source d’étudiants étrangers inscrits dans l’enseignement supérieur aux États-Unis et les Chinois ont reçu 54 % des 2 900 visas d’investisseur immigrant délivrés en 2021.

Si les Chinois constituent l’un des plus grands groupes d’immigrants aux États-Unis, la taille et la composition de cette population ont été affectées par le Covid-19. Après avoir culminé à près de 2,5 millions en 2019, le nombre d’immigrés chinois est tombé à moins de 2,4 millions en 2021 du fait des restrictions imposées par l’administration Trump, des règles de visa plus strictes pour les étudiants internationaux et travailleurs étrangers, et des politiques « zéro Covid » adoptées par le gouvernement chinois, qui comprenaient des contrôles stricts aux frontières.

Mais, aujourd’hui, l’émigration a repris de plus belle. Les Nations Unies prévoient que la Chine perdra 310 000 personnes à cause de l’émigration cette année, contre 120 000 en 2012. Et cela alors que le nombre de naissances en Chine a chuté de 10 % pour atteindre son plus bas niveau jamais enregistré, malgré les efforts du gouvernement pour favoriser les naissances.

Comment comprendre alors cette nouvelle vague migratoire qui est d’autant plus frappante qu’elle se fait dans des conditions d’accès extrêmement difficiles, pénibles et dangereuses pour ceux qui pratiquent ce sport extrême qu’est le runxue ?

En effet, ceux qui ne peuvent pas obtenir de visa trouvent d’autres moyens de fuir le pays. Beaucoup se présentent à la frontière entre les États-Unis et le Mexique pour demander l’asile. La patrouille frontalière a procédé à 22 187 arrestations de Chinois pour avoir franchi illégalement la frontière depuis le Mexique de janvier à septembre, soit près de 13 fois plus qu’à la même période en 2022. Il faut avoir conscience que la route la plus populaire vers les États-Unis passe par l’Équateur, qui n’exige aucun visa pour les ressortissants chinois. Or les migrants en provenance de Chine doivent se diriger vers le nord à travers la région du Darién, une zone de marais et de forêts située à la frontière entre la Colombie et le Panama, d’environ 160 km de long et 50 km de large, autrefois impénétrable.

Le voyage est suffisamment connu pour avoir à nouveau son propre terme en argot chinois : « zouxian » (marcher en ligne, 走线) proche de zouxian (走险, prendre des risques). Le nombre mensuel de migrants chinois traversant le Darién a augmenté progressivement, passant de 913 en janvier à 2 588 en septembre. Au cours des neuf premiers mois de 2023, les autorités panaméennes de l’immigration ont enregistré 15 567 citoyens chinois traversant le Darién. À titre de comparaison, 2 005 Chinois ont traversé la forêt tropicale en 2022, contre 376 au total entre 2010 et 2021.

Comment expliquer cette fuite hors de la patrie du rêve chinois dont le Parti communiste dit qu’il représente l’avenir de l’Humanité en son ensemble et dont la marche triomphale promise vers l’émergence aussi pacifique qu’inarrêtable s’inscrit dans le sens même de l’Histoire ?

Se basant sur le fait que l’économie chinoise peine à rebondir et que la Chine connaît un chômage des jeunes de plus de 20%, Cai Xia, ancien professeur à l’École centrale du Parti à Pékin vivant désormais aux Etats-Unis, avance que « cette vague d’émigration reflète le désespoir à l’égard de la Chine. [Ces gens] ont perdu espoir dans l’avenir du pays ». Précisant, que « parmi eux, il y a des employés instruits et sans instruction, des cols blancs, ainsi que des propriétaires de petites entreprises et des gens de milieux aisés sans famille ».

Certes, ces centaines de milliers de migrants ne sont qu’une minorité par rapport aux 9,5 millions de nouveaux nés chinois par an. Pourtant, ils dessinent aussi un autre visage de l’humanité chinoise. Non pas celle que projette le Parti de toute-puissance et légitimité quasi-céleste, mais une humanité en souffrance, en doute, prête à risquer sa vie pour une nouvelle chance, une nouvelle naissance, ailleurs, dans ces pays occidentaux les plus honnis par les intellectuels officiels.

Par Jean-Yves Heurtebise

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