Petit Peuple : Wushan/Yuepu (Fujian) – 300 ans de solitude (1ère Partie)

À l’été 1717 du règne de Kangxi (康熙,dynastie des Qing), la sécheresse ravageait la province du Fujian. Dans les rizières à sec, le riz brûlait sur pied. Coton, millet ou sorgho rouge, nul lopin n’échappait au soleil incandescent ! Face à la disette qui rôdait, le gouverneur avait dû faire ouvrir les magasins impériaux pour nourrir le peuple affamé.

Cette calamité devait gravement nuire à la paix entre Wushan et Yuepu, villages à l’épicentre de la canicule. Auparavant, on s’était toujours partagé l’eau en bonne entente. Sous la férule du conseil des anciens, le code antique de l’eau établi au cours des siècles fixait clairement les heures où les Wang et les Fang (les clans de chacun des villages) pouvaient puiser leurs cinq baquets par jour et par famille dans la rivière Hong (鸿 « oie sauvage »), ainsi appelée du fait des palmipèdes qui s’y ébattaient de temps immémoriaux. Mais à présent, plus d’eau, ni d’oies : le fond boueux permettait à peine de prélever un seau d’eau saumâtre par foyer.

Une nuit d’août, Xiao Wang, fils du chef de Wushan, partit avec six hommes. À la lueur de la lune, sans torches, ils gravirent le mont vers la source. Leur mission secrète consistait à détourner la rivière Hong vers chez eux. Vis-à-vis des voisins de Yuepu, c’était bien sûr une trahison ! Mais que voulez-vous, si une communauté devait survivre à cette calamité, autant que ce soit celle de Wushan.

Hélas, une fois rendus au roc d’où sourdait la source, les attendait des lascars de Yuepu, piochant et pelletant pour faire dériver l’eau sacrée vers leur propre village ! Xiao Fang les dirigeait, beau brin d’amazone, une vraie battante, à qui Xiao Wang aurait bien fait la cour, en des temps plus propices… Mais l’avoir attrapée la main dans le sac, ça changeait tout. Elle était l’ennemie jurée désormais.

De part et d’autre de la rigole, les gars s’insultaient déjà. Bientôt, sous les ordres des chefs, ils se jetèrent les uns sur les autres, à coup de manches de pioche. L’escarmouche fut brève mais violente : après cinq minutes, les troupes se repliaient, emportant leurs éclopés – un bras cassé, une jambe brisée pour Yuepu, mais côté Wushan, un mort, crâne défoncé…

Le jour même, probablement sous les travaux maladroits de l’expédition de Xiao Fang, le ruisseau disparut entièrement. Des deux côtés, ce fut interprété comme signe de la colère des Dieux envers les hommes (ceux d’en face bien sûr), pour avoir enfreint la loi divine.

A Wushan, une fois enterré en héros l’homme décédé durant l’algarade, le conseil du clan fit venir les moines du temple bouddhiste et tinrent une cérémonie vibrante d’émotion, à renfort de trompettes et de tambours : avec Yuepu, tout contact, toute amitié, tout mariage étaient bannis à jamais.

Cependant, loin de se calmer, les hostilités se poursuivirent. En dépit des allégations de trahison et de sacrilège, les hommes des deux villages savaient bien que l’épuisement de la rivière était inéluctable, simple question de temps. Ils s’y étaient donc préparés, creusant le fond de leurs vieux puits stériles pour les ranimer : au bout de mois d’efforts, ils n’obtinrent que quelques litres par jour du précieux liquide, un sursis de survie pour leurs pauvres hardes de vaches, cochons et chèvres.

A Yuepu, une semaine après la bataille, Xiao Fang allant traire ses bêtes, trouva trois vaches allongées inertes, panses gonflées, pattes en l’air, pendant que deux autres meuglaient à l’agonie. Elle suspecta tout de suite un coup fourré sur son puits, qu’elle alla inspecter : à la surface de l’eau, dix mètres plus bas, elle trouva un sac cousu comme un oreiller. Il était bourré de fleurs séchées d’aconit, le roi des poisons maléfiques. Ce ne pouvait être que l’œuvre de Xiao Wang, pour venger la mort du membre de son clan. Cet acte vil marquait la guerre éternelle !

L’état de guerre demeura, même cinq ans plus tard, quand la rivière Hong se remit à couler et que revinrent les oies sauvages. Mais plus jamais les clans ne se reparlèrent : l’imprécation restait, sacrée, héritage atavique des ancêtres. Même au XIXe siècle, quand débarquèrent les colonisateurs anglais et français sur leurs canonnières. Même en 1930, quand arriva l’envahisseur nippon, on continua à s’ignorer studieusement. Les habitants des deux villages se vouaient une haine ancestrale, jurant de père en fils de «食肉寝皮 (shí ròu qǐn pí): « manger la chair de l’autre et dormir sur sa peau ». 

La haine atteint les confins de l’absurde quand on refusa de s’entraider face aux crues capricieuses, détruisant les chaumières et noyant le bétail. Se prémunir eût été facile, en levant ensemble une digue. Mais rien à faire : l’eau gagnait la partie, chaque clan prétendant s’organiser seul !

Chaque génération voyait arriver  d’insolites scandales, quand une fille de Yuepu, suite à quelque relâche dans la vigilance, se trouvait enceinte des œuvres d’un gars de Wushan – ou vice-versa. Alors, au lieu de la marier avec son suborneur, on lapidait la coupable pour avoir déshonoré les ancêtres. Au mieux, on faisait venir la faiseuse d’anges : la malheureuse était avortée de force au risque d’en mourir… Tout lien, tout amour devait être évité à tout prix, avec l’engeance diabolique d’en face.

Enfin, des siècles plus tard, le motif même de cette brouille finit par s’oublier. Il restait gravé dans la pierre des temples respectifs, illisible aux hommes car recouvert de mousse, mais à jamais en vigueur…

Cette guerre de villages entre les Fang et les Wang pouvait-elle perdurer ? On le saura au prochain numéro !

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1 Commentaire
  1. severy

    Une fois de plus, on reste accroché par le bout des ongles au muret de pierre instable bordant le précipice où le suce-pince menace de nous faire passer à tout instant cul par dessus tête. Le second prénom d’Eric Meyer serait-il Agatha par hasard?

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